Episode 14 : Zeld l'Esclavagiste
(Extrait des Mémoires de Yjir Le Shaman - Traduit du Sylvain par Jilraën de la Nouvelle Université de Landis)
30 Merise 987
Je me réveillai ce matin-là fort troublé de nos aventures de la nuit précédente. Outre le fait que nous n'avions pas beaucoup avancé dans notre enquête, je jugeais a posteriori mon attitude et celle d'Erasmus peu reluisantes. Pour commencer, j'avais mortellement blessé un orc, qui certes s'était comporté de façon stupide, mais si la stupidité devait être punie de mort, le monde serait, je pense, bien dépeuplé. Pourquoi avais-je fait cela ? Etait-ce de la panique ? Non, je n'avais pas eu peur. Mon intention initiale avait été au contraire de les effrayer, eux, afin qu'ils retournent boire sans demander leur reste. Pourquoi ne m'étais-je pas tout simplement enfui à tire d'ailes, revêtant la forme majestueuse de l'aigle des montagnes, au vol si rapide ? En méditant dans les jardins de l'Hostellerie, je trouvai au fond de moi une réponse inquiétante : je n'avais pas fui parce qu'une fierté malsaine, issue du sentiment de puissance que j'éprouvais depuis la compréhension de mes pouvoirs druidiques de métamorphose animale, m'interdisait de laisser des orcs croire qu'ils avaient pu m'intimider au point de me faire déguerpir. Je devais me purger de ce sentiment d'orgueil naissant.
Et que dire d'Erasmus, qui avait frappé ce pauvre ivrogne ? Cette attitude ne procédait-elle pas aussi d'une illusion de supériorité et d'impunité, comme si nos pouvoirs grandissants et notre or faisaient de nous des êtres supérieurs ?
Fermant les yeux, les mains posées doucement dans l'herbe, j'essayai de retrouver en moi l'humilité que toute créature vivante doit ressentir au sein de la puissance et de l'immensité de la nature qui l'entoure. Et j'y parvins un peu.
Rassuré, plus serein, je retournai alors dans la partie du jardin où étaient servis les repas. Cendres était attablée devant une assiette de fruits. Heureux de revoir l'archère elfe, admirant le reflet du soleil matinal sur sa chevelure blonde et son teint pâle, je m'assis en face d'elle. Mais elle m'accueillit d'un regard froid, en indiquant d'un doigt accusateur le journal qu'elle lisait. C'était la première fois que je voyais un ouvrage d'imprimerie, et j'en fus fort surpris. Mais ma déconvenue fut plus grande encore, lorsque je découvris que l'un des articles mentionnait indirectement nos piteux exploits de la nuit : on y signalait la présence présumée d'un ours enragé dans Scorbeville, qui se serait d'après certains témoins transformé en aigle après avoir égorgé un paisible citoyen.
J'expliquai sobrement à l'elfe ce qui s'était passé, sans chercher à excuser nos actes. Mais je crois que mon ton disait assez ma culpabilité.
Lorsqu'Erasmus nous eut rejoints, Cendres avait un peu passé sa colère, et elle entreprit de nous raconter sa visite au Temple de Mezrâ. Le petit magicien, l'air encore embrumé de sommeil, l'écouta d'une oreille distraite en dévorant son petit-déjeuner. Mais, commençant à le connaître, je me doutais que la perspective de donner, même pour un simple examen, les livres qu'il avait trouvés dans la Crypte des adorateurs d'Evancthe ne lui souriait pas le moins du monde.
Nous décidâmes cependant de nous rendre au Temple. Le bâtiment était impressionnant. Je me demandais pourquoi la ville de Halos, plus encore que Naïm, semblait bâtie pour montrer la volonté de l'homme de dompter la nature, et pour affirmer sa supériorité autoproclamée sur le monde. Ces immeubles et ces avenues immenses, et par-dessus tout cette absurde tour construite par le Drac, ne servaient-ils pas à rien, sinon à jeter à la face du cosmos ce défi dérisoire ? Il me semble que l'humain, plus que les autres races pensantes, est sujet à cette folie, et encore aujourd'hui je regrette de ne pas être un elfe, par exemple, peuple dont la longévité (entre autres) le rend plus proche de la nature et de son rythme infiniment lent.
Nous fûmes reçus par Myriam, Scribe des Arcanes. Comme je le subodorais, Erasmus fit preuve de réticence avant d'accepter de confier aux prêtres ses livres. Mais il s'exécuta au bout du compte, après un entretien en tête-à-tête avec Myriam, pendant lequel, appris-je plus tard, il lui remit même un ouvrage tout à fait diabolique, dont il nous avait jusque là caché l'existence.
Erasmus était attiré, je crois, par les pouvoirs occultes interdits et les sortilèges dévastateurs. La magie naturelle et shamanique peut certes être utilisée à mauvais escient, car la nature porte aussi en elle la mort, la putrescence et la cruauté, mais je pense profondément que la magie des arcanes invite par essence ses utilisateurs à sombrer dans l'orgueil et l'excès de puissance, parce que c'est une magie qui vise à dominer et à contraindre la nature à ne plus être elle-même.
Sorti du Temple, le gnome se rendit à sa Guilde de Magie (il voulait, je crois, apprendre de nouveaux sortilèges), tandis que Cendres et moi allâmes au Marché du Bord de Mer pour quelques emplettes. Je vendis mon bâton tribal, non sans quelques regrets, mais depuis que je possédais le bâton du moine Leram, il ne me servait plus à rien et avait tendance à m'encombrer. L'archère elfe fit l'acquisition de flèches magnifiques, que même les guerriers des Grands Aigles aurait admirées grandement.
Pendant le repas de la mi-journée, que nous prîmes à l'Hostellerie, nous décidâmes de poursuivre notre enquête au Club du Négoce. Où, ailleurs que dans cet antre de l'argent roi, aurions-nous pu glaner des renseignements sur le commerce des esclaves, hautement lucratif ? Il y avait fort à parier que les "marchands" de Halos, opportunistes et peu moraux, s'intéressaient beaucoup à ce trafic d'autant plus que le Drac l'encourageait pour financer ses projets mégalomaniaques.
Si la possibilité pour Erasmus de devenir invisible en faisait le parfait espion, il nous fallait cependant trouver un moyen pour entrer dans le siège du Club. J'acceptai, non sans réticence, de me grimer en "riche négociant". La ruse est une vertu pour le chasseur, et ce type de subterfuge ne me gêne pas, mais ma connaissance limitée de l'Impérial me faisait craindre un manque de subtilité dans mes dialogues. Cendres et Erasmus se firent rassurants, et je finis par céder.
En début d'après-midi, je me présentai donc à la porte du Club. Cendres, à mes côtés, s'étant débarrassée de sa tenue de garde de Mezrâ, personnifiait mon escorte personnelle. Erasmus, bien sûr, s'était rendu invisible. Je frappai, et un portier en livrée de velours vint ouvrir ; il me considéra de haut en bas, favorablement impressionné par mes riches vêtements mais un peu rebuté par mes tatouages et mes tresses. Comme prévu, quelques mots sur l'objet de ma visite et un généreux pourboire vinrent à bout de ses hésitations : il alla chercher le Président du Club, un elfe du nom de Millant Lefebvre (à en juger par le choix de son pseudonyme, ce personnage s'était vraiment intégré à la société humaine).
Il nous conduisit dans son bureau, une pièce magnifique selon les standards de ce type d'homme, où j'entrepris de présenter ma motivation pour rejoindre le club, en tant que négociant ayant fait fortune en vendant des produits d'artisanat de sa tribu d'origine. Apparemment, je fus convaincant, même si, en mon for intérieur, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer le ridicule du personnage que j'incarnais. A ma connaissance, aucun membre des tribus des Rudes Plaines n'aurait pu concevoir l'idée saugrenue de commercer avec la civilisation des hommes au point de se couper de ses racines, et encore moins de devenir riche grâce à cette activité.
Erasmus, lui, s'était pendant ce temps-là rendu dans la salle commune du club, où des hommes vieux et gras digéraient leur déjeuner plantureux en tirant sur des cigares et en buvant des eaux-de-vie (Note du traducteur : l'auteur emploie le mot sylvain "holiën-abentar" qui signifie littéralement "poison brûlant", et qui est une façon péjorative de désigner l'alcool). Le compte-rendu qu'il nous fit des conversations montra que nous avions visé juste.
Un certain Maître Bambarde, un marchand grassouillet avec une barbiche, mentionna en effet à ses pairs qu'il ne travaillait plus avec Zeld, mais que ce dernier aurait été vu en ville dernièrement. Sur la base de cette simple allusion, Erasmus décida de suivre le petit homme lorsque ce dernier quitta le club. Alors que Cendres et moi rentrions à l'Hostellerie du Dernier Ressort, le gnome se lança dans sa filature.
Alors que Maître Bambarde, après une courte marche dans le District Marchand, s'apprêtait à entrer dans son hôtel particulier, Erasmus usa de sa magie pour s'assurer de ses bonnes grâces et, se faisant passer pour une ancienne connaissance perdue de vue, parvint à se faire inviter pour prendre un verre dans le salon privé du négociant.
Contrairement à moi, notre compagnon gnome savait y faire pour mener les conversations dans la bonne direction. En peu de temps, il apprit que Zeld était vu comme un type louche, aujourd'hui forcé de se terrer dans quelque cachette avec des gardes du corps. Sa famille l'avait rejeté : sa mère, la vieille Clozet, après avoir perdu son mari en mer six ans auparavant, était aujourd'hui dirigeante d'une ligue de vertu et refusait de parler à son fils. En outre, un parrain d’une guilde de malfrats locale, un certain Finn, avait des raisons de vouloir la tête de Zeld, et déployait ses réseaux pour localiser son ancien associé.
Le reste du dialogue se révéla sans grand intérêt. Maître Bambarde se plaignit du nouveau Drac, dont la folie mégalomaniaque vidait les caisses de la ville, et finissait par semer l'anarchie, chacun devant veiller à sa propre protection puisque la milice n'avait plus les moyens de faire son travail.
Erasmus nous raconta tout cela une fois de retour à l'Hostellerie, très satisfait des renseignements qu'il avait obtenus par ruse. Après les félicitations qui s'imposaient, nous nous concertâmes pour décider de la suite de notre enquête. Rapidement, l'idée d'interroger de façon musclée un garde du port (en partant du principe qu'ils étaient tous corrompus et savaient à quels bateaux ils étaient censés ne pas s'intéresser de trop près) fut écartée au profit d'une autre, plus compliquée mais potentiellement plus profitable : nous allier avec ce Finn, et lui proposer un marché simple. Son réseau d'informateurs localiserait Zeld, et nous nous chargerions de le lui ramener en assumant tous les risques nécessaires.
Je ne sais si cette obligation qu'ont les shamans des Rudes Plaines de découvrir le "monde extérieur" a réellement pour but l'accomplissement d'un exploit légendaire. Il me semble qu'il ne s'agit que d'un prétexte, et que le véritable objectif est la découverte des méfaits du mode de vie "civilisé", et de ses pire travers. Pour ma part, après avoir fréquenté le Quartier des Plaisirs de Razem, puis Scorbeville, je ne pus m'empêcher de soupirer intérieurement à l'idée de devoir, une fois de plus, orienter nos recherches du côté d'un chef de la pègre locale. Je me persuadai que les esprits de la Nature orientaient ainsi ma vie parce qu'ils estimaient, à leur façon instinctive, que mon initiation passait par des plongées répétées dans ce que l'humanité avait de plus vil, et que j'en ressortirais plus sage.
Laissant de côté mes réticences, je proposai à mes deux compagnons que nous sillonnions les tavernes du District Est, en laissant partout le message que nous voulions entrer en contact avec Finn. Ainsi, pensais-je, sa curiosité finirait tôt ou tard par être titillée, et il ferait le nécessaire pour savoir pourquoi nous nous intéressions à sa personne. Je n'imaginais pas à quel point j'avais raison…
Nous nous séparâmes. Chacun de notre côté, nous allâmes de tripot en auberge, insinuant partout que nous cherchions Finn, pour lui proposer un marché. Peu diplomates, Cendres et moi-même fûmes bien vite repérés. Dès le troisième établissement, on nous fit absorber à notre insu un narcotique, et nous perdîmes connaissance avant d'avoir compris ce qui nous arrivait. Il faut dire que, sans subtilité aucune, nous expliquions à qui voulait l'entendre que nous recherchions un chef de la mafia urbaine nommé Finn ; je comprends aujourd'hui à quel point nous compromettions sa façade en agissant de la sorte. Nous fûmes chanceux de ne pas être tout bonnement assassinés !
Erasmus, bien sûr, avait opté pour une approche plus en délicatesse. Ainsi put-il apprendre que Finn était le Président de l'Association pour l'Entraide des Halfelins. Mais alors qu'il s'apprêtait à s'y rendre, Korg, son corbeau au caractère caustique, vint le prévenir que Cendres s'était fait enlever sous ses yeux, après s'être effondrée de façon inexplicable en pleine rue. Plein d'appréhension, il pressa le pas et se trouva bientôt devant la porte du siège de la communauté qu'il recherchait.
Malgré son insistance, on ne l'autorisa pas à rencontrer Finn lui-même, mais il obtint de pouvoir s'adresser à Orm Feuillerouge, apparemment le numéro deux de l'association. Avec méfiance, il pénétra dans le bureau d'un halfelin richement habillé. La conversation s'engagea ; le récit qu'en fit Erasmus après-coup resta plutôt flou sur les raisons qui firent mal tourner cette entrevue. Je soupçonne que l'amour-propre de mon compagnon de route l'empêcha de nous avouer que l'un de ses subterfuges avait été percé à jour. Quoi qu'il en fût, on le fit prisonnier pour l'emmener, inconscient, là où Cendres et moi-même étions séquestrés.
Réveillés sans ménagement avec de l'eau froide, nous reprîmes connaissance devant le bureau d'un autre halfelin qui nous regardait d'un air narquois. Finn en personne : au bout du compte, notre recherche s'était révélée fructueuse en à peine quelques heures. Cependant, nous n'en menions pas large, les mains ligotées derrière le dos, avec un fort mal de tête ; Erasmus était même baillonné.
Devant l'extrême précarité de notre situation, nous décidâmes de jouer cartes sur table. Nous recherchions Zeld, dis-je, parce qu'il détenait un renseignement important pour nous. Finn, lui, souhaitait se débarrasser de son ancien acolyte. Un accord pouvait certainement être trouvé, dès lors que Cendres, Erasmus et moi-même acceptions de prendre tous les risques de l'opération. Le halfelin, pour sa part, se contenterait de nous dire où trouver l'esclavagiste, et n'aurait plus qu'à attendre notre retour.
Les termes de ce marché étant tout à son avantage, Finn ne se fit en effet pas prier. Il savait déjà où se trouvait Zeld : une taverne de Scorbeville appelée la Fosse aux Sharques. Il resta vague sur les raisons qui l'avaient poussé à ne pas tenter l'enlèvement lui-même, mais il nous fit comprendre que l'opération n'était certes pas sans risque. En revanche, il insista particulièrement sur un point : il lui fallait l'homme vivant. Lorsque nous l'aurions à notre merci, nous devions le conduire au Chien de l'Enfer, une taverne juste en face du siège de l'Association de l'Entraide des Halfelins.
Une fois ce marché conclu, nous rentrâmes à l'Hostellerie, un peu étonnés, je dois dire, de nous en tirer à si bon compte. Nous nous sentîmes même suffisamment d'attaque pour revêtir de nouveau nos habits de luxe, et nous rendre "Chez Maurice", restaurant huppé où nous étions censés retrouver ce soir-là Arnûl, le Maître Maçon du chantier du phare d'Halos.
Nourriture raffinée, hypocrisie, quatuor à cordes, conversation forcée et ambiance feutrée composèrent notre soirée. Cendres, naturellement renfermée et de toute façon incapable de masquer son agacement, resta coite tout le dîner. Comme souvent, je me sentis proche d'elle dans sa façon de percevoir le monde et d'y réagir, ce qui ne m'empêcha pas d'admirer la façon dont Erasmus excellait dans l'art du dialogue superficiel.
Après avoir discuté de la stratégie à suivre, nous nous couchâmes assez tardivement. Décision fut prise de nous préparer soigneusement toute la journée du lendemain, et de ne frapper que le soir venu.
31 Merise 987
Encore aujourd'hui, je ne puis m'empêcher de penser que mes compagnons et moi-même formions un groupe très disparate, mais merveilleusement complémentaire. A la volubilité et l'humour d'Erasmus répondait mon parlé abrupt et ma rudesse de barbare, ainsi que le caractère renfermé et peu enclin au rire de Cendres. Le gnome était un puits de science, une encyclopédie ambulante ; j'étais une sorte de roc rugueux, ignare, à la sagesse simple et tribale ; Cendres avait l'esprit pratique, préférant l'action aux palabres, une attitude sans doute héritée de sa formation de type militaire. Ils m'ont tous les deux beaucoup apporté, à leur façon, et je ne repense jamais sans nostalgie au sourire malicieux du gnome lorsqu'il plaisantait sur mon manque d'aisance sociale, ou au regard triste et mystérieux de l'elfe, évocateur de son passé tragique et de ses souffrances, qui invitait et à la fois écartait le sentiment de pitié. Ils me manquent, tous les deux.
Ce jour-là, notre trio montra sa capacité à réussir même devant une situation très imprévue. Ce jour-là, la magie de notre différence et de notre complémentarité se révéla éclatante.
Une fois mes méditations matinales terminées, je ne fis pas grand-chose de la journée, à part accompagner Cendres pour une promenade en ville, et une courte escapade vers la forêt pour retrouver Œil-de-Nuit, mon ami animal. Il avait l'air heureux, même si plusieurs vilaines blessures montrait qu'il n'était pas le seul prédateur de la région. Je le soignai du mieux que je pus, rassuré de lire dans son regard que ce n'était pas grave, qu'il se débrouillait bien, que ces jours de liberté dans la nature lui plaisaient. Erasmus, lui, passa la journée entière dans sa chambre, à déchiffrer quelque parchemin acquis la veille à la Guilde de Magie. Comment l'on peut délibérément choisir de se priver, du matin jusqu'au soir, de la lumière du soleil me semble encore l'une des choses les plus inexplicables du monde.
Le soir venu, armés et prêts à tout, nous nous rendîmes à la Fosse aux Sharques. Nous nous attendions à une taverne au cœur de Scorbeville, bourrée de monde, dans laquelle nous aurions eu à mettre hors d'état de nuire, dans la plus grande discrétion, les gardes du corps de Zeld, avant de forcer l'esclavagiste à nous suivre sans faire d'esclandre. Nous avions même répété la scène plusieurs fois.
Nous fûmes donc pris totalement au dépourvu lorsque nous découvrîmes l'établissement : une bicoque branlante, plongée dans le silence, construite au bout d'un ponton au bois pourri. Nous nous en approchâmes avec précaution, puis entrâmes. Nouvelle surprise : Zeld était bien là, seul client de la taverne, saoul comme un marin, mais entouré de deux personnages étranges. Vêtus, comme les moines, d'une simple robe de bure, le visage plongé dans l'obscurité de leur capuche rabattue, ces créatures se tenaient, immobiles et vigilantes, de chaque côté de l'esclavagiste, qui avait visiblement ce soir décidé de noyer ses soucis dans le rhum.
La taverne elle-même était en piteux état. Le sol était tellement pourri qu'il s'était effondré à un endroit, formant un grand trou, non loin de la table ou Zeld était assis. On pouvait y voir les vagues en contrebas.
Aussitôt qu'il nous vit, le barman disparut derrière son comptoir et ne reparut plus. Ignorant les propos incohérents de Zeld, nous observions silencieusement les deux hommes en robe, qui nous observaient en retour.
Je m'approchai lentement, muscles tendus. Tout d'abord, il ne se passa rien. Puis, sans doute, je franchis une sorte de limite invisible, et alors en un instant le combat fit rage avec fureur. Les deux créatures dégainèrent deux épées larges et recourbées, une dans chaque main.
La dernière chose que je vis, avant d'être frappé de cécité, fut l'un des gardes du corps tendant vers moi un doigt déformé, en poussant un cri étrange ressemblant quelque peu à une éructation. Totalement désarçonné, j'ignorai si mes deux compagnons avaient été victimes du même sortilège, et dans le doute, je choisis de combattre. Par chance, j'avais appris, pendant mon adolescence, à chasser dans l'obscurité la plus totale, et à localiser ma proie à l'oreille et à la perception des déplacements de l'air sur mes mains et mon visage. J'étais aveuglé, handicapé, certes, mais je n'en restais pas moins un adversaire avec lequel il faudrait compter.
La seconde suivante, alors que je déployais tous mes sens pour compenser cet ensorcellement de cécité, je fus abasourdi par une déflagration rugissante accompagnée d'une forte odeur qui me rappela celle des plaines pendant l'orage, et un souffle d'air chargé d'électricité m'enveloppa. Erasmus venait de déchaîner sa magie, sans que je pus en déterminer le résultat, bien que le cri étonné du gnome me fit deviner que le sort n'avait pas eu les effets escomptés. J'entendis Cendres en appeler à la déesse Mezrâ, et se jeter dans la bataille.
Un mouvement devant moi ! Par pur réflexe, je reculai brutalement la tête en arrière et sentis plus qu'entendis une lame me passer tout près du visage. Je tendis à l'aveugle mon bâton, et par miracle, parvins à bloquer le deuxième cimeterre. Mais en venant m'attaquer, mon adversaire avait commis une erreur : je me souvenais de la disposition des lieux, et savais que, à un mètre ou deux derrière lui, se trouvait le trou dans le sol. Sans réfléchir plus avant, je me ruai dans sa direction, bâton le premier. Un assaut sans subtilité aucune mais d'une efficacité impressionnante : je bousculai mon assaillant en pleine face et le projetai dans le même mouvement en arrière. Une grande éclaboussure accompagna sa chute dans le trou. Je fis volte-face, mais ne pus déterminer comment le reste du combat se poursuivait. "Achève-le ! Achève-le" ! disait Erasmus, et je supposai que c'était plutôt bon signe.
Bientôt, je compris que mes deux compagnons avait la situation bien en main. J'entendais Zeld les supplier de ne rien lui faire, de ne pas l'amener à Finn, qu'il ferait n'importe quoi pour éviter cela. Erasmus faisait la sourde oreille, tout en essayant de lui soutirer des informations. Cendres se tenait silencieuse, lorsque soudain elle poussa un petit cri de dégoût. Alors que je lui demandai ce qui se passait, elle m'expliqua qu'elle venait de découvrir le visage de la créature encapuchonnée, et que ses yeux étaient cousus avec un fil grossier. Je fus content de ne pas avoir à contempler la scène.
Il devint clair que nous ne tirerions pas grand-chose de Zeld lui-même sans aide. Nous décidâmes de nous rendre au Chien de l'Enfer. Toujours aveugle, je me fis guider par l'elfe à travers les rues de la ville. Je percevais Halos à travers mes sens. La froideur et l'humidité de l'air ; la forte odeur du port, mêlée à l'infime fragrance boisée portée par la brise venant de l'intérieur de l'île ; le bruit du ressac contre les pontons ; le goût salé de l'air sur mes lèvres. Absorbé par ces sensations, je me désintéressai des protestations et des suppliques de notre prisonnier.
Nous arrivâmes à la taverne où nous attendais Finn. La porte était fermée, et ne s'ouvrit que lorsque nous expliquâmes quelle était notre affaire. L'on nous fit entrer, et l'on referma soigneusement la porte derrière nous.
Au cri de désespoir que poussa Zeld, je compris que Finn était présent. D'ailleurs, il prit la parole pour nous faire part de sa satisfaction. Pour nous remercier, il nous aida quelque peu à conduire notre interrogatoire, et nous apprîmes beaucoup, sans trop d'efforts.
Zeld nous révéla qu'il avait été recruté voilà un an environ, ainsi que trois autres personnes, par une femme pirate nommée Lareezza. Celle-ci leur donna pour instructions de lui rapporter des esclaves robustes, pouvant travailler dans des mines. Elle avait établi son repaire dans la Caverne du Sharquenoir, surnom d'un ancien pirate. Pour les aider dans cette entreprise, elle avait confié à chacun deux gardes du corps aux yeux cousus, créatures terribles mais dévouées, aux pouvoirs maléfiques très dissuasifs.
Zeld s'était donc employé depuis un an à la satisfaire, non sans succès. Encore récemment, il avait livré à Lareezza un nouveau groupe d’esclaves dont Umar, d'après notre description, pourrait bien faire partie.
Après cette confession, Finn nous suggéra d'aller parler à Myeste, une très vieille femme ayant, dans sa jeunesse, fait partie de l'équipage de Sharquenoir : elle pourrait sûrement nous dire où trouver son ancien repaire, et ce qu'on pourrait y trouver. Le remerciant pour ce conseil gratuit, nous prîmes congé du halfelin, abandonnant à son triste sort l'esclavagiste.
Nous étions en pleine nuit, mais je n'avais nullement l'intention d'attendre le matin pour tenter de me débarrasser de ma cécité maléfique. Je convainquis mes compagnons de me conduire au temple de Mezrâ, où les prêtres pourraient sans doute faire quelque chose pour moi.
Un certain Emmet nous accueillit. Cendres entreprit de lui raconter en détails ce que nous venions de vivre. Le prêtre se montra très intéressé, et promis de se renseigner sur la nature de ces étranges moines aux yeux cousus. Il assura Erasmus que l'examen des ouvrages qu'il leur avait remis avançait. Enfin, il ordonna qu'on me désenvoûte, ce qui fut fait avec, il me semble, une relative simplicité. Je dois parfois admettre que le pouvoir venu des divinités des hommes est assez étonnant.
Nous pouvions rentrer à l'Hostellerie. La journée de demain serait chargée.