Sammael99
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Episode 10 : Le Piège
Au petit matin du 19 Merise, Yjir est allé, accompagné d'Œil-de-Nuit, méditer dehors et communier (autant que faire se peut en pleine ville) avec la Nature. Le manque de sommeil se lit sur ses traits tirés alors que, face au soleil levant, torse nu, il récite les mélopées ancestrales de sa tribu célébrant la naissance du monde. Cendres aussi est nerveuse ; elle murmure des prières à Mezrâ, tout en enchaînant des passes de rapière avec une vitesse stupéfiante. Erasmus, encore dans son lit, se concentre sur son livre de sorts, les lèvres bougeant silencieusement. Korg sautille sur le parquet de la chambre, pourchassant et picorant quelques malheureuses araignées du matin, attendant patiemment que son maître ait fini ses révisions.
Chacun sait déjà ce qu'il a à faire : tout a été peaufiné la veille. Dès qu'il aura fini sa méditation, Yjir doit invoquer un oiseau qui, magiquement dompté, ira porter jusqu'à la caserne une lettre adressée à "Péré, chef de la milice". Cette missive est censée servir d'appât : signée de Nicoï, elle demande à "Pedrus" de se rendre à l'Auberge du Clou, aujourd'hui en fin de matinée, dans la chambre 3, où il recevra des nouvelles importantes et urgentes concernant une "livraison prochaine". Les aventuriers espèrent bien entendu que, puisqu'il s'agit d'activités illégales et secrètes, le chef de la milice ne pourra pas se permettre de venir accompagné.
Cependant, la prudence est de mise. Erasmus fera le guet dans une ruelle ; Cendres sera en bas, dans la salle commune de l'auberge, surveillant les arrivées et les départs ; Yjir, enfin, Œil-de-Nuit à ses pieds, attendra Pedrus dans la chambre 3. Si Péré arrive accompagné de gardes, ou met en place n'importe quel dispositif musclé du même genre, Erasmus enverra Korg prévenir Yjir (le corbeau tapera du bec sur le volet de la chambre). Enfin, si l'entrevue tourne mal, Yjir devra frapper trois fois du pied sur le plancher, et Cendres, postée juste en dessous au rez-de-chaussée, interviendra au plus vite, aidée par Erasmus qui l'aura alors rejointe.
Yjir devra se présenter comme un membre important de la Confrérie du Crâne Tatoué, puissante secte occulte. Pour des raisons secrètes, la Confrérie est à la recherche d'un nain nommé Umar. Or, ayant des yeux et des oreilles partout, elle sait que Péré, alias Pedrus, a eu l'occasion de vendre cet Umar comme esclave. Elle voudrait juste savoir à qui le nain a été livré, et où il peut être trouvé. En échange de quoi elle gardera le silence sur les activités illégales de Péré. Mieux, elle lui sera reconnaissante, et le récompensera "d'une façon ou d'une autre".
Le groupe compte sur le fait que, en donnant ce simple renseignement qui ne lui coûte rien, Péré peut espérer beaucoup en retour ; en revanche, la révélation au grand jour de son trafic serait a priori pour lui une catastrophe. En comparaison, la divulgation du nom d'un de ses clients (qu'il pourra d'ailleurs prévenir après coup) ne devrait pas représenter grand-chose.
A huit heures, un pigeon blanc et roux, attiré par les étranges chants rituels d'Yjir, vient se poser sur la main du druide. L'oiseau s'empare, de ses petites serres, de la lettre contrefaite et s'envole à tire d'ailes. Bientôt, il disparaît par dessus les toits. Le piège est posé. L'attente commence.
Tout grand stratège sait que, dès que l'action est engagée, le plan initial est bon pour la poubelle. Ce plan-là ne fait pas défaut. En milieu de matinée, Korg revient soudain se poser sur l'épaule d'Erasmus et, tout excité, caquète qu'une troupe de dix hommes, avec à sa tête un grand type aux cheveux noirs, se dirige d'un pas martial vers l'Auberge du Clou. Sur un signe du magicien, le corbeau vole ensuite à toute vitesse vers le volet de la chambre 3, et le martèle frénétiquement de son bec. Dans la chambre, Œil-de-Nuit dresse soudain les oreilles, en alerte. Yjir lâche un juron en sylvain, et se précipite dans les escaliers, le loup sur ses talons.
"- Korg taper volet, dit-il à Cendres. Nous devoir partir, vite !"
L'elfe se lève aussitôt, puis s'immobilise, réfléchissant à toute vitesse.
"- Non, attend, tout n'est pas perdu, décide-t-elle soudain. Reste avec moi. On va tenter quelque chose."
Elle se plante devant l'aubergiste, qui, sous le regard vairon de l'elfe, se sent soudain mal à l'aise.
"- Nous n'avons pas dormi dans ton auberge, est-ce bien clair ? Nous n'avons pas occupé la chambre 3. Nous sommes juste venus prendre un verre ce matin. Compris ?
- Euh… Je…
- Tiens, prend cette pièce d'or. Je peux compter sur ton silence. N'est-ce pas ?
- Ah, euh… C'est sûr, une pièce d'or… D'accord, je…
- Parfait."
Cendres retourne s'asseoir dans sa chaise, et invite Yjir à en faire autant. Œil-de-Nuit se blottit aux pieds du druide, les oreilles rabattues, grondant doucement. A l'extérieur, Erasmus observe l'arrivée de Péré et de ses hommes. Débouchant sur la place de l'auberge, le chef de la milice déploie son escouade, et place ses arbalétriers à des endroits stratégiques. L'homme dégage un magnétisme peu commun. Sa taille et sa forte carrure, ses longs cheveux noirs, sa pâleur, son regard intense, presque fiévreux, tout concourt à cette impression de pouvoir et de domination. Les miliciens lui obéissent manifestement au doigt et à l'œil.
Une fois satisfait, Péré pénètre calmement dans l'auberge, le visage impassible. A sa vue, le tavernier se liquéfie instantanément, tremblant des pieds à la tête.
"- Où sont-ils ? demande simplement Péré d'une voix grave et posée."
L'aubergiste a tout juste la force de lever un bras flageolant pour montrer du doigt le druide et l'elfe, qui soudain regrettent de ne pas être partis quand il était encore temps. Toujours aussi calme, le chef de la milice vient s'asseoir à la table, et dévisage les deux aventuriers, ses bras musclés croisés sur les pectoraux.
"- Alors ? On a voulu faire les malins ? Et on a perdu ? Eeeh oui, que voulez-vous ! Ici, c'est mon territoire, ce sont mes règles qui s'appliquent, et je gagne toujours.
- Messire, vous devez faire erreur… commence Cendres.
- Ttt ttt ttt, allons, pas de ça entre nous, interrompt Péré. J'ai une dizaine de témoins à l'auberge de la Route de Halos qui seraient capables de vous identifier formellement comme les assassins d'un individu surnommé "l'Anguille". Et vous ne pouvez vous imaginer le nombre de rapports que j'ai eu et qui vous décrivent précisément. Vous reconnaîtrez que votre signalement est loin d'être banal…
- Mais nous n'avons assassiné personne ! proteste l'elfe.
- Vraiment ? dit Péré en levant un sourcil. Ce n'est pas ce que l'on m'a dit. Le corps de l'Anguille a été retrouvé, terriblement mutilé, dans la chambre que vous avez brièvement occupé hier soir. Qui d'autre que vous aurait pu commettre un acte aussi horrible ? ajoute-t-il en dévoilant un sourire carnassier.
- Tout ceci est ridicule, je…
- Oui, vous voulez en discuter, c'est naturel. Moi-même j'ai bien des questions à vous poser, ça tombe bien. Je vous propose de me suivre calmement, moi et mes hommes postés dehors, et nous irons causer tranquillement de tout cela au quartier de la milice. Causer, mais à ma façon et selon mes règles…"
Tandis qu'Yjir et Cendres évaluent rapidement leurs options, Erasmus lui ne perd pas une minute. Sentant bien que sa position a pu être repérée (l'un des arbalétriers jette de temps en temps un coup d'œil en direction de sa cachette), le gnome murmure une incantation et devient aussitôt invisible.
"- Reste là, Korg, chuchote-t-il à son familier. Tiens moi au courant de ce qui se passe."
Puis il s'enfuit à toutes jambes dans les ruelles de la ville.
Dans l'auberge du Clou, la tension est montée d'un cran.
"- Vous au moins écouter ce que nous proposer, tente Yjir. Vous faire grave erreur. Nous pas être ennemis. Nous amis potentiels. Nous et vous pouvoir nous aider mutuellement.
- Tiens donc…
- Oui. Moi être membre de la Confrérie du Crâne Tatoué. Elle être membre de la Garde de Mezrâ. Nous tous les deux chercher quelqu'un et nous savoir que vous savoir où lui être, car lui avoir été victime du trafic que vous…
- Stop ! interrompt Péré."
Il se lève, se tourne vers la salle et indique du doigt la porte.
"- Tout le monde dehors, annonce-t-il simplement."
C'est aussitôt la ruée générale vers la sortie, aubergiste compris. Satisfait, l'homme pâle se rassoit.
"- J'ignore comment vous avez été mis au courant de mes… activités. Vous êtes bien sûr conscients du fait que je ne peux pas vous laisser en liberté avec de telles informations. Vous ne me laissez pas le choix…
- Vous avoir choix. Nous rien dire. Nous aucun intérêt à parler de "Pedrus" et de ce que "Pedrus" faire. Nous avoir besoin aide. Et si vous aider nous, Confrérie du Crâne Tatoué et Ordre de Mezrâ être reconnaissants, et pouvoir aider vous en retour. Quoi vous avoir à perdre ? Rien. Quoi vous avoir à gagner ? Peut-être beaucoup."
Péré laisse échapper un rire grave et sans gaieté.
"- Oui, oui, oui. Bien sûr. La Confrérie de la Tête d'Œuf et la petite bande de Mezrâ vont déployer leur immense et occulte influence, et faire de moi le maître de la ville. Mais maître de la ville, je le suis déjà, voyez-vous. Donc je crois que je peux, et que je vais, me passer de votre aide.
- Vous faîtes une grave erreur, Pedrus.
- Mais oui, ma mignonne. Bon, trêve de bavardages, dit-il en se levant. Suivez-moi, et sortez sans histoire. Nous repartirons sur de bonnes bases, une fois arrivé à la caserne. Allez, hop !"
Péré se lève, l'air impatient. Yjir ne perd pas un instant et se jette à quatre pattes par terre, prenant le chef de la milice au dépourvu. Le temps que celui-ci atteigne la porte, il s'est métamorphosé en guépard. Il débouche à l'extérieur, et entame aussitôt un sprint d'une vitesse stupéfiante. Quelques carreaux d'arbalète lui sifflent aux oreilles, l'un lui érafle même le flanc, mais ce n'est pas assez pour l'arrêter. En quelques secondes, le félin a disparu dans les rues.
Cendres aussi tente sa chance. Elle laisse tomber sa chaise en arrière, et en un roulé-boulé, se retrouve près d'une fenêtre. Elle saute aussitôt à l'extérieur, dans une rue latérale. Péré est déjà dehors, criant des ordres à ses hommes. Cinq d'entre eux, qui étaient postés en vue de la ruelle dans laquelle se trouve maintenant Cendres, ont repéré l'elfe et aussitôt déchargé leurs arbalètes. Un carreau fait mouche.
Blessée, Cendres part au pas de course dans la direction opposée. Les cinq miliciens se lancent à sa poursuite. Rapidement, la jeune elfe se rend compte qu'elle ne pourra pas les semer : ils connaissent les rues de ce quartier bien mieux qu'elle. Décidant de faire front, elle s'arrête net et virevolte tout en armant son arc. Le temps que les soldats arrivent à sa hauteur, elle tire une flèche, lâche son arc et dégaine sa rapière. Puis elle salue ses adversaires d'un bref hochement de tête, lame devant le visage.
La jeune elfe s'apprête calmement à affronter, seule, cinq solides gaillards armés de masses.
De fait, son habileté se révèle égale à son courage. Enchaînant les esquives acrobatiques, les entrechats gracieux et les roulés-boulés, sa rapière semblant animée d'une vie propre, Cendres est intouchable, se déplaçant, virevoltant et parant les attaques avec facilité. Cependant, elle n'a pas vraiment le loisir de frapper en retour, et l'elfe réalise vite que tôt ou tard, le combat tournera en sa défaveur, la fatigue aidant. Pire, elle aperçoit du coin de l'œil Pedrus qui, accompagné des cinq autres miliciens, s'engage dans la ruelle, et s'approche du combat avec le calme confiant d'un prédateur voyant sa proie piégée.
Feintant soudain, l'elfe trouve une ouverture, plonge sa rapière dans la gorge de l'un des soldats, saute par-dessus sa victime et se remet à courir. Les carreaux sifflent autour d'elle. Cendres allonge sa course. Etrangement, les bottes qu'elle porte semblent soudain s'ajuster mieux autour de ses mollets et chauffer légèrement. La foulée de l'elfe se fait plus profonde et plus rapide. Beaucoup plus rapide. Bientôt, les cris de rage des gardes de Péré se font lointains. Les rues s'enchaînent et semblent se ruer vers elle ; les intersections se succèdent à une vitesse déroutante.
Haletante, étourdie par sa course, ne comprenant pas vraiment ce qui vient de se produire, Cendres s'arrête enfin. Elle a toujours sa rapière à la main, dégoulinante du sang du milicien.
"- Quelle course ! Quelle course ! fait une voix grinçante au-dessus d'elle."
Sursautant, Cendres lève les yeux, et aperçoit Korg, qui vient se poser sur son épaule.
"- Dis donc ! T'as carrément failli me semer, caquète le volatile. Allez, je te reconduis jusqu'à Erasmus !"
Après quelques recherches et errances, les trois amis se retrouvent finalement le soir, à l'extérieur de la ville. Un feu de camp crépite. Œil-de-Nuit, museau posé sur les pattes, est déjà en train de dormir.
"- Journée rude, résume Yjir.
- Ca oui ! renchérit Cendres. Si ces bottes ne s'étaient pas révélées magiques, je serai sans doute en train de me faire torturer par Pedrus, à l'heure qu'il est.
- La chance sourit aux audacieux, commente Erasmus. Bon, et maintenant, quoi ?
- Nous avoir deux pistes : Elb le marchand d'esclaves, et Nârm le prisonnier. Problème être que nous pas vraiment pouvoir revenir dans ville. Signalements être diffusés partout, et nous facilement reconnaissables. Dès que nous mettre pied dans rue, Péré le savoir aussitôt."
Cendres soupire.
"- Encore des risques en perspective. Je suppose que nous pourrions nous faire des déguisements de fortune, avec les moyens du bord, mais nous n'irions pas bien loin, j'en ai peur.
- Attendez, dit soudain Erasmus. Je dois avoir les moyens de tenter une mission d'infiltration. Je pense pouvoir rester invisible suffisamment longtemps pour pénétrer dans le pénitencier, interroger Nârm et ressortir.
- Ca être risqué.
- Avons-nous le choix ? Une personne est plus discrète que trois. Quand nous saurons où est Umar, il sera toujours temps d'y aller en force. Pour l'instant, je me propose de tenter un plan tout en douceur. A la Erasmus, si j'ose dire", ajoute-t-il d'un air goguenard.
Les deux autres finissent par se laisser convaincre. Le silence s'installe ; les trois compagnons contemplent les flammes. Les possibilités que la magie des arcanes offrent au gnome laissent Cendres rêveuse.
"- Erasmus, dit-elle soudain, penses-tu que tu pourrais, à l'occasion, me montrer un peu comment tout cela marche ? Je veux dire, la magie, les sorts, tout ça. Avant d'être désignée pour cette mission, je venais tout juste de commencer mon apprentissage. Les grands principes, pas beaucoup plus. Ils m'ont laissée partir avec un livre de sorts rudimentaire, mais je ne suis pas encore arrivée à un niveau me permettant de progresser seule. J'ai besoin d'un petit coup de main au départ. Ca ne te dérangerait pas ?
- Je suppose que non, dit le magicien en haussant les épaules. Je n'ai jamais vraiment enseigné la chose, tu sais, mais je peux te montrer deux ou trois bricoles.
- Merci beaucoup ! Dès qu'on a un peu de temps libre, on s'y met, d'accord ?"
Yjir marmonne quelque chose au sujet de la magie de la nature opposée à celle des hommes, mais n'insiste pas.
Le lendemain matin, Erasmus est le premier à se réveiller. Il a fait froid pendant la nuit, et le gnome se débarrasse à regret des deux couvertures, couvertes de rosée matinale, dans lesquelles il s'était emmitouflé. Œil-de-Nuit est parti chasser. Le feu de camp fume encore doucement. Les deux autres aventuriers se lèvent en maugréant.
Après un petit-déjeuner frugal, le magicien se redresse comme à regret.
"- Bon, le plus vite je m'y colle, le plus vite ce sera fini. Si je ne suis pas revenu en milieu d'après-midi, merci de vous faire du souci. De toute façon, si ça tourne mal, Korg viendra vous prévenir. D'accord ?"
Yjir et Cendres lui souhaitent bon courage et le regardent descendre vers la ville.
"- Lui être devenu puissant sorcier, dit le druide, pensif.
- Tu n'as encore rien vu. Au temple de Mezrâ, j'ai assisté à des choses vraiment incroyables. Erasmus n'est qu'au début de ses capacités magiques, je pense.
- Moi penser magie arcane dangereuse.
- Pour nos adversaires, Yjir, pour nos adversaires…"
Arrivé dans les faubourgs de Razem, Erasmus se lance dans une incantation compliquée, se touchant le visage avec les doigts en divers endroits. Lorsqu'il achève son sortilège, ses traits sont ceux d'un gros halfelin mal rasé, ses vêtements ceux d'un paysan des environs. Ainsi grimé, il aborde le premier passant qu'il croise et lui demande la direction du pénitencier de la ville. Puis il s'y rend par le chemin le plus rapide.
Dans le quartier sud de la ville, le pénitencier s'élève, grande et laide bâtisse cubique, au milieu d'une vaste place déserte. Des petites fenêtres grillagées criblent la façade. Autour du bâtiment, dans un rayon d'une cinquantaine de mètres, rien n'est construit et rien ne pousse, genre périmètre de sécurité. Une sentinelle garde l'unique portail d'entrée dans la prison. Erasmus se poste à l'angle d'une façade offrant une vue stratégique, et attend la bonne occasion.
Au bout d'un long moment, un couple de miliciens escortant avec brusquerie une espèce de clochard débouche de la rue principale et se dirige vers le garde en faction. Erasmus, soudain invisible, leur emboîte le pas.
"- Une livraison pour le placard, annonce l'un des miliciens, l'air las.
- Salut les gars. Bougez pas, j'vous ouvre".
La lourde grille en fer forgé est lentement hissée par un mécanisme à engrenages. Derrière, un passage voûté traverse toute la largeur du mur d'enceinte et mène dans une immense cour intérieure couverte. Sur cinq étages, des rangées de portes indiquent que les cellules sont en fait creusées dans le corps même de la paroi intérieure. Des coursives en bois font tout le tour de chaque niveau, des escaliers les reliant les unes aux autres. Des gardes patrouillent paresseusement sur ces galeries suspendues, en jetant de temps en temps des coups d'œil dans les cachots, ou en donnant des coups sur les portes avec leurs masses d'arme.
Escortant toujours leur prisonnier, les deux miliciens se dirigent vers un vieil homme à l'allure sévère, assis derrière une table où trône un grand registre relié.
"- Un nouvel arrivage de la part de Péré, explique le milicien du même ton blasé.
-Hm hm, voyons un peu, dit le vieil homme en tournant les pages de son énorme livre. Oui, une cellule libre, la C15. Le garde de patrouille a les clés. Dites lui que vous venez de…
- Ouais, ouais, on connaît la routine. Son nom c'est Bors Paldram. A plus.
- A plus tard messieurs, répond le geôlier d'un air pincé."
Le vieil homme prend soigneusement une plume, la trempe cérémonieusement dans un encrier (en tirant légèrement la langue), puis entreprend de calligraphier la date, le nom du nouveau prisonnier et le numéro de cellule correspondant. Une fois satisfait, il répand une sorte de sable fin sur la page, attend un peu en contemplant son œuvre d'un œil critique, puis souffle dessus à trois reprises pour faire tomber le surplus de poudre. Enfin, il referme le volume avec soin et se rassoit bien droit dans son siège.
Erasmus, dans l'ombre du passage, lance un envoûtement de sommeil sur le vieux greffier. Grand risque, car cette opération le rend de nouveau temporairement visible, et il doit tout de suite incanter un nouveau sort d'invisibilité. Personne ne le remarque. Plus discret qu'un souffle d'air, il s'approche de la table, et consulte le registre, jetant des coups d'œil inquiet alentours pour s'assurer que nul ne s'étonne de voir les pages se tourner toutes seules. Par chance, personne ne semble y prêter la moindre attention.
"Nârm" apparaît bien dans le grand livre, à la cellule D7, arrivé il y a trois semaines. Mais son nom est biffé... Par contre, un autre nom est indiqué aussi pour la cellule D7, celui de "Reyn", arrivé deux jours après Nârm. Erasmus fronce les sourcils et décide d'aller jeter un coup d'œil.
Il monte au quatrième niveau, et cherche la septième cellule. Lorsqu'il doit croiser un gardien, il se plaque contre le mur (pas sur une porte, pour ne pas prendre un coup de masse d'armes dans les parties), rentre le ventre et retient son souffle. Il finit par arriver devant le bon cachot, et frappe doucement à la porte.
"- Euh… oui ? demande une voix hésitante venant de l'intérieur.
- Chhht, murmure Erasmus. Parle tout bas !"
Un temps de silence, puis, d'une toute petite voix :
"- M… Maître ? C'est vous ?"
Erasmus hésite un instant, puis hausse les épaules et se lance :
"- Oui, c'est moi. Tu es Reyn n'est-ce pas ?
- Bien sûr, Maître, qui voulez-vous que ce soit ?
- Et Nârm ? demande Erasmus d'un ton neutre, toujours chuchotant.
- Il est mort, vous le savez bien, répond Reyn d’un air effrayé... Ils l'ont emmené dans un sac il y a quelques jours maintenant."
Erasmus se demande si Reyn est un faux prisonnier, envoyé par Pedrus pour éliminer un complice devenu doublement gênant. Comment en obtenir des informations ?
"- T'as-t-il parlé avant qu’il ne soit... mort ?
- Pas trop, Maître. Il grommelait au sujet d'un trafic d'esclaves. Il disait qu'il regrettait d'avoir "grillé Pedrus".
- Je vois. A-t-il été plus explicite sur cette histoire de "griller Pedrus" ?
- Eh bien, Maître, j'ai cru comprendre qu'il avait essayé de doubler son boss en encaissant une partie du montant d'une vente d'esclaves.
- A-t-il dit à qui la vente d'esclaves s'était faite ?
- Oui, Maître, enfin, pas directement, mais je crois qu'il parlait du Temple de Mortis. C'est étrange.
- C'est bien, tu m'as bien servi, approuve Erasmus, toujours en chuchotant. Tu sais ce qui t'attend si tu mentionnes le moindre mot de cette conversation à quiconque, n'est-ce pas ?"
La voix à travers la porte devient chevrotante.
"- Oui, Maître, je sais, Maître. Ne vous inquiétez pas, Maître…"
Sans attendre la fin des lamentations, le gnome, toujours invisible, s'en va sur la pointe des pieds et se glisse hors du pénitencier. Il est de retour parmi ses compagnons pour le déjeuner. Yjir a chassé pendant la matinée, et rapporté deux gros lièvres des montagnes, qui rôtissent maintenant sur leur broche. Œil-de-Nuit contemple les bêtes l'air incrédule, ne comprenant manifestement pas cette coutume barbare consistant à faire cuir la viande.
"- Hm, intéressant, commente Cendres après le récit du gnome. Mortis est un dieu assez mystérieux, et son culte n'est pas très prisé. Il est en quelque sorte le dieu de la mort, mais pas exactement. Plutôt du concept de la mort, en tant que fatalité, fin inéluctable contre laquelle il est vain de lutter. Typiquement, un adepte de Mortis refusera que des guérisseurs s'acharnent à maintenir en vie un malade en très grave état. La mort de Mortis est une mort naturelle, pas soudaine et accidentelle. Vous voyez ?
- Moi comprendre. Ca être facette de Nature. Tous vos dieux être facettes de Nature. Vos religions être versions compliquées de…
- Euh, oui, merci Yjir de nous faire partager ta sagesse, interrompt Erasmus. Bon, enfin une piste qui ne se termine pas en impasse. Rien ne nous garantit qu'Umar ait fait partie de la vente au Temple de ce dieu fort sympathique, mais ça ne coûte rien de nous en assurer.
- Aô, approuve Yjir.
- Mais là encore, nous devons aller en ville, intervient Cendres. Et nous ne savons même pas où nous rendre. Il va falloir se renseigner, parler à des gens, qui auront sûrement vu ou entendu notre signalement…
- Je peux au moins y aller en éclaireur, suggère Erasmus. J'ai encore deux ou trois sortilèges utiles. Je me renseigne, je repère les lieux sans me faire voir, et je reviens. On pourra élaborer une stratégie d'approche en fonction de ce que je verrai."
Cendres fait la moue.
"- Nous ne voulons pas te faire prendre tous les risques. Vu ce que tu racontes de ta visite dans le pénitencier, ça aurait pu mal tourner de mille façons !
- Mais non, mais non, minimise le magicien. De toute façon, aller voir un temple sera bien plus facile que de m'introduire dans une prison gardée. Il n'y a aucun problème.
- Et je viens vous prévenir s'il se met dedans jusqu'au cou ! croasse Korg depuis un arbre."
Erasmus repart donc en début d'après-midi. Le ciel est encore couvert, mais il ne pleut pas. Sur les hauteurs où Yjir et Cendres attendent le retour de leur compagnon, le vent est vif. Cendres décide de se réchauffer en pratiquant ses passes d'armes. Yjir part courir dans les bois en compagnie de son loup, tous les deux ravis de cet intermède en pleine nature.
Pendant ce temps, le magicien arrive en périphérie de la ville. Marchant rapidement, le capuchon baissé, il patiente jusqu'à tomber sur un passant à l'air un peu érudit. Il attend d'être arrivé à sa hauteur, puis se retourne et murmure une incantation mélodieuse. Il va ensuite taper sur l'épaule de sa victime. Celle-ci dévisage Erasmus, et prend soudain un air bienveillant et chaleureux.
"- Bien le bonjour, Messire gnome. Quel plaisir infini que de croiser un étranger ainsi, à l'improviste ! Etes-vous perdu dans notre grande ville ? Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider ?
- Eh bien, l'ami, puisque vous vous proposez si spontanément, je ne puis m'empêcher de vous demander un petit renseignement. Sauriez-vous par hasard où se trouve le Temple du dieu Mortis ?
- Pardi, bien sûr ! En bordure du cimetière, dans le Faubourg de Halos, au sud-est de la ville ! Me feriez vous l'honneur d'accepter que je vous y accompagne ?"
Erasmus pousse un soupir. Les gens sous l'emprise d'un charme ont tendance à être un peu collants.
"- Euh… Non, pas la peine, vraiment…
- Allons, Messire gnome, je vous en supplie. J'aimerais tant faire un bout de chemin avec vous, pour bavarder. Je suis sûr que vous avez des choses fascinantes à raconter sur les coutumes de votre race, et…
- Non, j'ai dit non, coupe Erasmus d'un ton sec. Je veux y aller seul. Au revoir."
Une expression d'immense déception se peint sur le visage de l'homme envoûté. Il se détourne, l'air mortellement blessé, et s'en va en traînant les pieds. "Au revoir", lâche-t-il en s'éloignant, une grande tristesse dans la voix.
Débarrassé de sa victime, Erasmus reprend sa marche rapide, et finit par trouver le cimetière en question. Avant d'approcher, il jette son dernier sortilège d'invisibilité. Le cimetière est assez petit et lugubre, même en plein après-midi. Les allées, pleines de feuilles mortes, n'ont pas été balayées depuis l'automne dernier. Les tombes en pierre, couvertes de mousse, ne sont pas mieux entretenues. Des statues aux traits érodés recouvrent de leur ombre les marbres silencieux.
Un peu à l'écart se tient un petit bâtiment, noir et sobre, sans ostentation. Le magicien, ne voyant pas d'autres constructions similaires, en déduit qu'il doit s'agir du Temple du Dieu Macabre. Il s'approche silencieusement de l'entrée, dont la porte est grande ouverte.
L'intérieur, très sombre, contraste spectaculairement avec la lumière du jour à l'extérieur. Les yeux d'Erasmus s'habituent doucement. Dans la pénombre, au fond d'une pièce unique de 6 mètres sur 15 environ, se dresse la statue du dieu Mortis : un grand homme, au visage grave et austère, tenant d'une main une faux et de l'autre un sablier. Aucun objet cultuel n'est posé sur l'autel. Il n'y a ni meuble, ni décoration. Une vague odeur de moisissure flotte dans l'air.
Le silence n'est brisé que par le pas traînant d'une créature mystérieuse. Haute de près de deux mètres cinquante, revêtue d'une robe de bure à capuchon, de telle sorte qu'on ne distingue rien de ses traits, la chose est voûtée sur un balai, qu'elle frotte sans conviction sur le sol dallé. Intrigué, Erasmus effectue quelques signes cabalistiques dans l'air, créant un bruit illusoire dans un coin du temple. La créature s'arrête de balayer, se tient dans une immobilité absolue pendant un moment, tourne lentement la tête en direction du son fantôme, s'immobilise de nouveau. Puis, semblant prendre une décision, elle se traîne sans hâte vers une petite porte au fond à gauche de la chapelle, son balai raclant le sol derrière elle.
Suite aux trois coups frappés par la chose, la porte s'ouvre brusquement sur un nouveau personnage, un humain cette fois, mais défiguré au point d'être hideux. Erasmus fait quelques pas dans le temple pour s'approcher de l'étrange couple.
"- Eh bien, Hubert, que se passe-t-il ? demande l'homme avec agacement."
La chose géante en robe de bure se tient impassible, et muette. Impatiemment, l'autre fait quelques pas dans le temple, regarde autour de lui, hausse les épaules et retourne dans sa chambre, mais sans fermer la porte.
"- Tu as fini de balayer, c'est ça, Hubert ? demande-t-il à la créature."
Comme répondant à un signal, celle-ci retourne à l'endroit où elle s'était interrompue, et recommence son lent ménage. Pendant ce temps, Erasmus s'est glissé dans la pièce qu'occupe l'homme au visage déformé. Rien de remarquable : une paillasse, un coffre de bois, une table de très simple facture. Tout signale une vie spartiate. Le gnome retourne dans le temple, toujours avec la plus grande discrétion.
Frustré de ne trouver aucune trace susceptible de confirmer la piste d'Umar, Erasmus s'apprête à partir, jusqu'à ce que son regard soit attiré par le socle de la statue. De vieilles inscriptions ornent chacune des faces du piédestal. Le gnome revient sur ses pas et commence à lire. Pour les trois premiers côtés, il s'agit de versets religieux sur la mort et son caractère inéluctable. Mais c'est la phrase gravée sur la partie arrière de la statue qui retient l'attention du gnome :
"La Mort n'est pas une fin, seulement un obstacle à franchir comme tant d'autres, une haie à enjamber pour les plus entreprenants"
- Evancthe
La signature à elle seule est intrigante : quel est le rapport entre le mage mythique, dont les aventuriers ont peut-être découvert le laboratoire au-dessus de la tombe de Varnon, et le dieu Mortis ? Quant au sens de la citation, il est tout simplement absurde, s'agissant de la religion du Dieu Macabre, dont les adeptes voient au contraire la mort comme une finalité en soi.
Excité par sa découverte, le gnome décide de retourner au campement où l'attendent ses compagnons. Si l'énigmatique citation donne la façon d'ouvrir un passage secret, autant être à plusieurs pour s'y engouffrer !
Au petit matin du 19 Merise, Yjir est allé, accompagné d'Œil-de-Nuit, méditer dehors et communier (autant que faire se peut en pleine ville) avec la Nature. Le manque de sommeil se lit sur ses traits tirés alors que, face au soleil levant, torse nu, il récite les mélopées ancestrales de sa tribu célébrant la naissance du monde. Cendres aussi est nerveuse ; elle murmure des prières à Mezrâ, tout en enchaînant des passes de rapière avec une vitesse stupéfiante. Erasmus, encore dans son lit, se concentre sur son livre de sorts, les lèvres bougeant silencieusement. Korg sautille sur le parquet de la chambre, pourchassant et picorant quelques malheureuses araignées du matin, attendant patiemment que son maître ait fini ses révisions.
Chacun sait déjà ce qu'il a à faire : tout a été peaufiné la veille. Dès qu'il aura fini sa méditation, Yjir doit invoquer un oiseau qui, magiquement dompté, ira porter jusqu'à la caserne une lettre adressée à "Péré, chef de la milice". Cette missive est censée servir d'appât : signée de Nicoï, elle demande à "Pedrus" de se rendre à l'Auberge du Clou, aujourd'hui en fin de matinée, dans la chambre 3, où il recevra des nouvelles importantes et urgentes concernant une "livraison prochaine". Les aventuriers espèrent bien entendu que, puisqu'il s'agit d'activités illégales et secrètes, le chef de la milice ne pourra pas se permettre de venir accompagné.
Cependant, la prudence est de mise. Erasmus fera le guet dans une ruelle ; Cendres sera en bas, dans la salle commune de l'auberge, surveillant les arrivées et les départs ; Yjir, enfin, Œil-de-Nuit à ses pieds, attendra Pedrus dans la chambre 3. Si Péré arrive accompagné de gardes, ou met en place n'importe quel dispositif musclé du même genre, Erasmus enverra Korg prévenir Yjir (le corbeau tapera du bec sur le volet de la chambre). Enfin, si l'entrevue tourne mal, Yjir devra frapper trois fois du pied sur le plancher, et Cendres, postée juste en dessous au rez-de-chaussée, interviendra au plus vite, aidée par Erasmus qui l'aura alors rejointe.
Yjir devra se présenter comme un membre important de la Confrérie du Crâne Tatoué, puissante secte occulte. Pour des raisons secrètes, la Confrérie est à la recherche d'un nain nommé Umar. Or, ayant des yeux et des oreilles partout, elle sait que Péré, alias Pedrus, a eu l'occasion de vendre cet Umar comme esclave. Elle voudrait juste savoir à qui le nain a été livré, et où il peut être trouvé. En échange de quoi elle gardera le silence sur les activités illégales de Péré. Mieux, elle lui sera reconnaissante, et le récompensera "d'une façon ou d'une autre".
Le groupe compte sur le fait que, en donnant ce simple renseignement qui ne lui coûte rien, Péré peut espérer beaucoup en retour ; en revanche, la révélation au grand jour de son trafic serait a priori pour lui une catastrophe. En comparaison, la divulgation du nom d'un de ses clients (qu'il pourra d'ailleurs prévenir après coup) ne devrait pas représenter grand-chose.
A huit heures, un pigeon blanc et roux, attiré par les étranges chants rituels d'Yjir, vient se poser sur la main du druide. L'oiseau s'empare, de ses petites serres, de la lettre contrefaite et s'envole à tire d'ailes. Bientôt, il disparaît par dessus les toits. Le piège est posé. L'attente commence.
Tout grand stratège sait que, dès que l'action est engagée, le plan initial est bon pour la poubelle. Ce plan-là ne fait pas défaut. En milieu de matinée, Korg revient soudain se poser sur l'épaule d'Erasmus et, tout excité, caquète qu'une troupe de dix hommes, avec à sa tête un grand type aux cheveux noirs, se dirige d'un pas martial vers l'Auberge du Clou. Sur un signe du magicien, le corbeau vole ensuite à toute vitesse vers le volet de la chambre 3, et le martèle frénétiquement de son bec. Dans la chambre, Œil-de-Nuit dresse soudain les oreilles, en alerte. Yjir lâche un juron en sylvain, et se précipite dans les escaliers, le loup sur ses talons.
"- Korg taper volet, dit-il à Cendres. Nous devoir partir, vite !"
L'elfe se lève aussitôt, puis s'immobilise, réfléchissant à toute vitesse.
"- Non, attend, tout n'est pas perdu, décide-t-elle soudain. Reste avec moi. On va tenter quelque chose."
Elle se plante devant l'aubergiste, qui, sous le regard vairon de l'elfe, se sent soudain mal à l'aise.
"- Nous n'avons pas dormi dans ton auberge, est-ce bien clair ? Nous n'avons pas occupé la chambre 3. Nous sommes juste venus prendre un verre ce matin. Compris ?
- Euh… Je…
- Tiens, prend cette pièce d'or. Je peux compter sur ton silence. N'est-ce pas ?
- Ah, euh… C'est sûr, une pièce d'or… D'accord, je…
- Parfait."
Cendres retourne s'asseoir dans sa chaise, et invite Yjir à en faire autant. Œil-de-Nuit se blottit aux pieds du druide, les oreilles rabattues, grondant doucement. A l'extérieur, Erasmus observe l'arrivée de Péré et de ses hommes. Débouchant sur la place de l'auberge, le chef de la milice déploie son escouade, et place ses arbalétriers à des endroits stratégiques. L'homme dégage un magnétisme peu commun. Sa taille et sa forte carrure, ses longs cheveux noirs, sa pâleur, son regard intense, presque fiévreux, tout concourt à cette impression de pouvoir et de domination. Les miliciens lui obéissent manifestement au doigt et à l'œil.
Une fois satisfait, Péré pénètre calmement dans l'auberge, le visage impassible. A sa vue, le tavernier se liquéfie instantanément, tremblant des pieds à la tête.
"- Où sont-ils ? demande simplement Péré d'une voix grave et posée."
L'aubergiste a tout juste la force de lever un bras flageolant pour montrer du doigt le druide et l'elfe, qui soudain regrettent de ne pas être partis quand il était encore temps. Toujours aussi calme, le chef de la milice vient s'asseoir à la table, et dévisage les deux aventuriers, ses bras musclés croisés sur les pectoraux.
"- Alors ? On a voulu faire les malins ? Et on a perdu ? Eeeh oui, que voulez-vous ! Ici, c'est mon territoire, ce sont mes règles qui s'appliquent, et je gagne toujours.
- Messire, vous devez faire erreur… commence Cendres.
- Ttt ttt ttt, allons, pas de ça entre nous, interrompt Péré. J'ai une dizaine de témoins à l'auberge de la Route de Halos qui seraient capables de vous identifier formellement comme les assassins d'un individu surnommé "l'Anguille". Et vous ne pouvez vous imaginer le nombre de rapports que j'ai eu et qui vous décrivent précisément. Vous reconnaîtrez que votre signalement est loin d'être banal…
- Mais nous n'avons assassiné personne ! proteste l'elfe.
- Vraiment ? dit Péré en levant un sourcil. Ce n'est pas ce que l'on m'a dit. Le corps de l'Anguille a été retrouvé, terriblement mutilé, dans la chambre que vous avez brièvement occupé hier soir. Qui d'autre que vous aurait pu commettre un acte aussi horrible ? ajoute-t-il en dévoilant un sourire carnassier.
- Tout ceci est ridicule, je…
- Oui, vous voulez en discuter, c'est naturel. Moi-même j'ai bien des questions à vous poser, ça tombe bien. Je vous propose de me suivre calmement, moi et mes hommes postés dehors, et nous irons causer tranquillement de tout cela au quartier de la milice. Causer, mais à ma façon et selon mes règles…"
Tandis qu'Yjir et Cendres évaluent rapidement leurs options, Erasmus lui ne perd pas une minute. Sentant bien que sa position a pu être repérée (l'un des arbalétriers jette de temps en temps un coup d'œil en direction de sa cachette), le gnome murmure une incantation et devient aussitôt invisible.
"- Reste là, Korg, chuchote-t-il à son familier. Tiens moi au courant de ce qui se passe."
Puis il s'enfuit à toutes jambes dans les ruelles de la ville.
Dans l'auberge du Clou, la tension est montée d'un cran.
"- Vous au moins écouter ce que nous proposer, tente Yjir. Vous faire grave erreur. Nous pas être ennemis. Nous amis potentiels. Nous et vous pouvoir nous aider mutuellement.
- Tiens donc…
- Oui. Moi être membre de la Confrérie du Crâne Tatoué. Elle être membre de la Garde de Mezrâ. Nous tous les deux chercher quelqu'un et nous savoir que vous savoir où lui être, car lui avoir été victime du trafic que vous…
- Stop ! interrompt Péré."
Il se lève, se tourne vers la salle et indique du doigt la porte.
"- Tout le monde dehors, annonce-t-il simplement."
C'est aussitôt la ruée générale vers la sortie, aubergiste compris. Satisfait, l'homme pâle se rassoit.
"- J'ignore comment vous avez été mis au courant de mes… activités. Vous êtes bien sûr conscients du fait que je ne peux pas vous laisser en liberté avec de telles informations. Vous ne me laissez pas le choix…
- Vous avoir choix. Nous rien dire. Nous aucun intérêt à parler de "Pedrus" et de ce que "Pedrus" faire. Nous avoir besoin aide. Et si vous aider nous, Confrérie du Crâne Tatoué et Ordre de Mezrâ être reconnaissants, et pouvoir aider vous en retour. Quoi vous avoir à perdre ? Rien. Quoi vous avoir à gagner ? Peut-être beaucoup."
Péré laisse échapper un rire grave et sans gaieté.
"- Oui, oui, oui. Bien sûr. La Confrérie de la Tête d'Œuf et la petite bande de Mezrâ vont déployer leur immense et occulte influence, et faire de moi le maître de la ville. Mais maître de la ville, je le suis déjà, voyez-vous. Donc je crois que je peux, et que je vais, me passer de votre aide.
- Vous faîtes une grave erreur, Pedrus.
- Mais oui, ma mignonne. Bon, trêve de bavardages, dit-il en se levant. Suivez-moi, et sortez sans histoire. Nous repartirons sur de bonnes bases, une fois arrivé à la caserne. Allez, hop !"
Péré se lève, l'air impatient. Yjir ne perd pas un instant et se jette à quatre pattes par terre, prenant le chef de la milice au dépourvu. Le temps que celui-ci atteigne la porte, il s'est métamorphosé en guépard. Il débouche à l'extérieur, et entame aussitôt un sprint d'une vitesse stupéfiante. Quelques carreaux d'arbalète lui sifflent aux oreilles, l'un lui érafle même le flanc, mais ce n'est pas assez pour l'arrêter. En quelques secondes, le félin a disparu dans les rues.
Cendres aussi tente sa chance. Elle laisse tomber sa chaise en arrière, et en un roulé-boulé, se retrouve près d'une fenêtre. Elle saute aussitôt à l'extérieur, dans une rue latérale. Péré est déjà dehors, criant des ordres à ses hommes. Cinq d'entre eux, qui étaient postés en vue de la ruelle dans laquelle se trouve maintenant Cendres, ont repéré l'elfe et aussitôt déchargé leurs arbalètes. Un carreau fait mouche.
Blessée, Cendres part au pas de course dans la direction opposée. Les cinq miliciens se lancent à sa poursuite. Rapidement, la jeune elfe se rend compte qu'elle ne pourra pas les semer : ils connaissent les rues de ce quartier bien mieux qu'elle. Décidant de faire front, elle s'arrête net et virevolte tout en armant son arc. Le temps que les soldats arrivent à sa hauteur, elle tire une flèche, lâche son arc et dégaine sa rapière. Puis elle salue ses adversaires d'un bref hochement de tête, lame devant le visage.
La jeune elfe s'apprête calmement à affronter, seule, cinq solides gaillards armés de masses.
De fait, son habileté se révèle égale à son courage. Enchaînant les esquives acrobatiques, les entrechats gracieux et les roulés-boulés, sa rapière semblant animée d'une vie propre, Cendres est intouchable, se déplaçant, virevoltant et parant les attaques avec facilité. Cependant, elle n'a pas vraiment le loisir de frapper en retour, et l'elfe réalise vite que tôt ou tard, le combat tournera en sa défaveur, la fatigue aidant. Pire, elle aperçoit du coin de l'œil Pedrus qui, accompagné des cinq autres miliciens, s'engage dans la ruelle, et s'approche du combat avec le calme confiant d'un prédateur voyant sa proie piégée.
Feintant soudain, l'elfe trouve une ouverture, plonge sa rapière dans la gorge de l'un des soldats, saute par-dessus sa victime et se remet à courir. Les carreaux sifflent autour d'elle. Cendres allonge sa course. Etrangement, les bottes qu'elle porte semblent soudain s'ajuster mieux autour de ses mollets et chauffer légèrement. La foulée de l'elfe se fait plus profonde et plus rapide. Beaucoup plus rapide. Bientôt, les cris de rage des gardes de Péré se font lointains. Les rues s'enchaînent et semblent se ruer vers elle ; les intersections se succèdent à une vitesse déroutante.
Haletante, étourdie par sa course, ne comprenant pas vraiment ce qui vient de se produire, Cendres s'arrête enfin. Elle a toujours sa rapière à la main, dégoulinante du sang du milicien.
"- Quelle course ! Quelle course ! fait une voix grinçante au-dessus d'elle."
Sursautant, Cendres lève les yeux, et aperçoit Korg, qui vient se poser sur son épaule.
"- Dis donc ! T'as carrément failli me semer, caquète le volatile. Allez, je te reconduis jusqu'à Erasmus !"
Après quelques recherches et errances, les trois amis se retrouvent finalement le soir, à l'extérieur de la ville. Un feu de camp crépite. Œil-de-Nuit, museau posé sur les pattes, est déjà en train de dormir.
"- Journée rude, résume Yjir.
- Ca oui ! renchérit Cendres. Si ces bottes ne s'étaient pas révélées magiques, je serai sans doute en train de me faire torturer par Pedrus, à l'heure qu'il est.
- La chance sourit aux audacieux, commente Erasmus. Bon, et maintenant, quoi ?
- Nous avoir deux pistes : Elb le marchand d'esclaves, et Nârm le prisonnier. Problème être que nous pas vraiment pouvoir revenir dans ville. Signalements être diffusés partout, et nous facilement reconnaissables. Dès que nous mettre pied dans rue, Péré le savoir aussitôt."
Cendres soupire.
"- Encore des risques en perspective. Je suppose que nous pourrions nous faire des déguisements de fortune, avec les moyens du bord, mais nous n'irions pas bien loin, j'en ai peur.
- Attendez, dit soudain Erasmus. Je dois avoir les moyens de tenter une mission d'infiltration. Je pense pouvoir rester invisible suffisamment longtemps pour pénétrer dans le pénitencier, interroger Nârm et ressortir.
- Ca être risqué.
- Avons-nous le choix ? Une personne est plus discrète que trois. Quand nous saurons où est Umar, il sera toujours temps d'y aller en force. Pour l'instant, je me propose de tenter un plan tout en douceur. A la Erasmus, si j'ose dire", ajoute-t-il d'un air goguenard.
Les deux autres finissent par se laisser convaincre. Le silence s'installe ; les trois compagnons contemplent les flammes. Les possibilités que la magie des arcanes offrent au gnome laissent Cendres rêveuse.
"- Erasmus, dit-elle soudain, penses-tu que tu pourrais, à l'occasion, me montrer un peu comment tout cela marche ? Je veux dire, la magie, les sorts, tout ça. Avant d'être désignée pour cette mission, je venais tout juste de commencer mon apprentissage. Les grands principes, pas beaucoup plus. Ils m'ont laissée partir avec un livre de sorts rudimentaire, mais je ne suis pas encore arrivée à un niveau me permettant de progresser seule. J'ai besoin d'un petit coup de main au départ. Ca ne te dérangerait pas ?
- Je suppose que non, dit le magicien en haussant les épaules. Je n'ai jamais vraiment enseigné la chose, tu sais, mais je peux te montrer deux ou trois bricoles.
- Merci beaucoup ! Dès qu'on a un peu de temps libre, on s'y met, d'accord ?"
Yjir marmonne quelque chose au sujet de la magie de la nature opposée à celle des hommes, mais n'insiste pas.
Le lendemain matin, Erasmus est le premier à se réveiller. Il a fait froid pendant la nuit, et le gnome se débarrasse à regret des deux couvertures, couvertes de rosée matinale, dans lesquelles il s'était emmitouflé. Œil-de-Nuit est parti chasser. Le feu de camp fume encore doucement. Les deux autres aventuriers se lèvent en maugréant.
Après un petit-déjeuner frugal, le magicien se redresse comme à regret.
"- Bon, le plus vite je m'y colle, le plus vite ce sera fini. Si je ne suis pas revenu en milieu d'après-midi, merci de vous faire du souci. De toute façon, si ça tourne mal, Korg viendra vous prévenir. D'accord ?"
Yjir et Cendres lui souhaitent bon courage et le regardent descendre vers la ville.
"- Lui être devenu puissant sorcier, dit le druide, pensif.
- Tu n'as encore rien vu. Au temple de Mezrâ, j'ai assisté à des choses vraiment incroyables. Erasmus n'est qu'au début de ses capacités magiques, je pense.
- Moi penser magie arcane dangereuse.
- Pour nos adversaires, Yjir, pour nos adversaires…"
Arrivé dans les faubourgs de Razem, Erasmus se lance dans une incantation compliquée, se touchant le visage avec les doigts en divers endroits. Lorsqu'il achève son sortilège, ses traits sont ceux d'un gros halfelin mal rasé, ses vêtements ceux d'un paysan des environs. Ainsi grimé, il aborde le premier passant qu'il croise et lui demande la direction du pénitencier de la ville. Puis il s'y rend par le chemin le plus rapide.
Dans le quartier sud de la ville, le pénitencier s'élève, grande et laide bâtisse cubique, au milieu d'une vaste place déserte. Des petites fenêtres grillagées criblent la façade. Autour du bâtiment, dans un rayon d'une cinquantaine de mètres, rien n'est construit et rien ne pousse, genre périmètre de sécurité. Une sentinelle garde l'unique portail d'entrée dans la prison. Erasmus se poste à l'angle d'une façade offrant une vue stratégique, et attend la bonne occasion.
Au bout d'un long moment, un couple de miliciens escortant avec brusquerie une espèce de clochard débouche de la rue principale et se dirige vers le garde en faction. Erasmus, soudain invisible, leur emboîte le pas.
"- Une livraison pour le placard, annonce l'un des miliciens, l'air las.
- Salut les gars. Bougez pas, j'vous ouvre".
La lourde grille en fer forgé est lentement hissée par un mécanisme à engrenages. Derrière, un passage voûté traverse toute la largeur du mur d'enceinte et mène dans une immense cour intérieure couverte. Sur cinq étages, des rangées de portes indiquent que les cellules sont en fait creusées dans le corps même de la paroi intérieure. Des coursives en bois font tout le tour de chaque niveau, des escaliers les reliant les unes aux autres. Des gardes patrouillent paresseusement sur ces galeries suspendues, en jetant de temps en temps des coups d'œil dans les cachots, ou en donnant des coups sur les portes avec leurs masses d'arme.
Escortant toujours leur prisonnier, les deux miliciens se dirigent vers un vieil homme à l'allure sévère, assis derrière une table où trône un grand registre relié.
"- Un nouvel arrivage de la part de Péré, explique le milicien du même ton blasé.
-Hm hm, voyons un peu, dit le vieil homme en tournant les pages de son énorme livre. Oui, une cellule libre, la C15. Le garde de patrouille a les clés. Dites lui que vous venez de…
- Ouais, ouais, on connaît la routine. Son nom c'est Bors Paldram. A plus.
- A plus tard messieurs, répond le geôlier d'un air pincé."
Le vieil homme prend soigneusement une plume, la trempe cérémonieusement dans un encrier (en tirant légèrement la langue), puis entreprend de calligraphier la date, le nom du nouveau prisonnier et le numéro de cellule correspondant. Une fois satisfait, il répand une sorte de sable fin sur la page, attend un peu en contemplant son œuvre d'un œil critique, puis souffle dessus à trois reprises pour faire tomber le surplus de poudre. Enfin, il referme le volume avec soin et se rassoit bien droit dans son siège.
Erasmus, dans l'ombre du passage, lance un envoûtement de sommeil sur le vieux greffier. Grand risque, car cette opération le rend de nouveau temporairement visible, et il doit tout de suite incanter un nouveau sort d'invisibilité. Personne ne le remarque. Plus discret qu'un souffle d'air, il s'approche de la table, et consulte le registre, jetant des coups d'œil inquiet alentours pour s'assurer que nul ne s'étonne de voir les pages se tourner toutes seules. Par chance, personne ne semble y prêter la moindre attention.
"Nârm" apparaît bien dans le grand livre, à la cellule D7, arrivé il y a trois semaines. Mais son nom est biffé... Par contre, un autre nom est indiqué aussi pour la cellule D7, celui de "Reyn", arrivé deux jours après Nârm. Erasmus fronce les sourcils et décide d'aller jeter un coup d'œil.
Il monte au quatrième niveau, et cherche la septième cellule. Lorsqu'il doit croiser un gardien, il se plaque contre le mur (pas sur une porte, pour ne pas prendre un coup de masse d'armes dans les parties), rentre le ventre et retient son souffle. Il finit par arriver devant le bon cachot, et frappe doucement à la porte.
"- Euh… oui ? demande une voix hésitante venant de l'intérieur.
- Chhht, murmure Erasmus. Parle tout bas !"
Un temps de silence, puis, d'une toute petite voix :
"- M… Maître ? C'est vous ?"
Erasmus hésite un instant, puis hausse les épaules et se lance :
"- Oui, c'est moi. Tu es Reyn n'est-ce pas ?
- Bien sûr, Maître, qui voulez-vous que ce soit ?
- Et Nârm ? demande Erasmus d'un ton neutre, toujours chuchotant.
- Il est mort, vous le savez bien, répond Reyn d’un air effrayé... Ils l'ont emmené dans un sac il y a quelques jours maintenant."
Erasmus se demande si Reyn est un faux prisonnier, envoyé par Pedrus pour éliminer un complice devenu doublement gênant. Comment en obtenir des informations ?
"- T'as-t-il parlé avant qu’il ne soit... mort ?
- Pas trop, Maître. Il grommelait au sujet d'un trafic d'esclaves. Il disait qu'il regrettait d'avoir "grillé Pedrus".
- Je vois. A-t-il été plus explicite sur cette histoire de "griller Pedrus" ?
- Eh bien, Maître, j'ai cru comprendre qu'il avait essayé de doubler son boss en encaissant une partie du montant d'une vente d'esclaves.
- A-t-il dit à qui la vente d'esclaves s'était faite ?
- Oui, Maître, enfin, pas directement, mais je crois qu'il parlait du Temple de Mortis. C'est étrange.
- C'est bien, tu m'as bien servi, approuve Erasmus, toujours en chuchotant. Tu sais ce qui t'attend si tu mentionnes le moindre mot de cette conversation à quiconque, n'est-ce pas ?"
La voix à travers la porte devient chevrotante.
"- Oui, Maître, je sais, Maître. Ne vous inquiétez pas, Maître…"
Sans attendre la fin des lamentations, le gnome, toujours invisible, s'en va sur la pointe des pieds et se glisse hors du pénitencier. Il est de retour parmi ses compagnons pour le déjeuner. Yjir a chassé pendant la matinée, et rapporté deux gros lièvres des montagnes, qui rôtissent maintenant sur leur broche. Œil-de-Nuit contemple les bêtes l'air incrédule, ne comprenant manifestement pas cette coutume barbare consistant à faire cuir la viande.
"- Hm, intéressant, commente Cendres après le récit du gnome. Mortis est un dieu assez mystérieux, et son culte n'est pas très prisé. Il est en quelque sorte le dieu de la mort, mais pas exactement. Plutôt du concept de la mort, en tant que fatalité, fin inéluctable contre laquelle il est vain de lutter. Typiquement, un adepte de Mortis refusera que des guérisseurs s'acharnent à maintenir en vie un malade en très grave état. La mort de Mortis est une mort naturelle, pas soudaine et accidentelle. Vous voyez ?
- Moi comprendre. Ca être facette de Nature. Tous vos dieux être facettes de Nature. Vos religions être versions compliquées de…
- Euh, oui, merci Yjir de nous faire partager ta sagesse, interrompt Erasmus. Bon, enfin une piste qui ne se termine pas en impasse. Rien ne nous garantit qu'Umar ait fait partie de la vente au Temple de ce dieu fort sympathique, mais ça ne coûte rien de nous en assurer.
- Aô, approuve Yjir.
- Mais là encore, nous devons aller en ville, intervient Cendres. Et nous ne savons même pas où nous rendre. Il va falloir se renseigner, parler à des gens, qui auront sûrement vu ou entendu notre signalement…
- Je peux au moins y aller en éclaireur, suggère Erasmus. J'ai encore deux ou trois sortilèges utiles. Je me renseigne, je repère les lieux sans me faire voir, et je reviens. On pourra élaborer une stratégie d'approche en fonction de ce que je verrai."
Cendres fait la moue.
"- Nous ne voulons pas te faire prendre tous les risques. Vu ce que tu racontes de ta visite dans le pénitencier, ça aurait pu mal tourner de mille façons !
- Mais non, mais non, minimise le magicien. De toute façon, aller voir un temple sera bien plus facile que de m'introduire dans une prison gardée. Il n'y a aucun problème.
- Et je viens vous prévenir s'il se met dedans jusqu'au cou ! croasse Korg depuis un arbre."
Erasmus repart donc en début d'après-midi. Le ciel est encore couvert, mais il ne pleut pas. Sur les hauteurs où Yjir et Cendres attendent le retour de leur compagnon, le vent est vif. Cendres décide de se réchauffer en pratiquant ses passes d'armes. Yjir part courir dans les bois en compagnie de son loup, tous les deux ravis de cet intermède en pleine nature.
Pendant ce temps, le magicien arrive en périphérie de la ville. Marchant rapidement, le capuchon baissé, il patiente jusqu'à tomber sur un passant à l'air un peu érudit. Il attend d'être arrivé à sa hauteur, puis se retourne et murmure une incantation mélodieuse. Il va ensuite taper sur l'épaule de sa victime. Celle-ci dévisage Erasmus, et prend soudain un air bienveillant et chaleureux.
"- Bien le bonjour, Messire gnome. Quel plaisir infini que de croiser un étranger ainsi, à l'improviste ! Etes-vous perdu dans notre grande ville ? Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider ?
- Eh bien, l'ami, puisque vous vous proposez si spontanément, je ne puis m'empêcher de vous demander un petit renseignement. Sauriez-vous par hasard où se trouve le Temple du dieu Mortis ?
- Pardi, bien sûr ! En bordure du cimetière, dans le Faubourg de Halos, au sud-est de la ville ! Me feriez vous l'honneur d'accepter que je vous y accompagne ?"
Erasmus pousse un soupir. Les gens sous l'emprise d'un charme ont tendance à être un peu collants.
"- Euh… Non, pas la peine, vraiment…
- Allons, Messire gnome, je vous en supplie. J'aimerais tant faire un bout de chemin avec vous, pour bavarder. Je suis sûr que vous avez des choses fascinantes à raconter sur les coutumes de votre race, et…
- Non, j'ai dit non, coupe Erasmus d'un ton sec. Je veux y aller seul. Au revoir."
Une expression d'immense déception se peint sur le visage de l'homme envoûté. Il se détourne, l'air mortellement blessé, et s'en va en traînant les pieds. "Au revoir", lâche-t-il en s'éloignant, une grande tristesse dans la voix.
Débarrassé de sa victime, Erasmus reprend sa marche rapide, et finit par trouver le cimetière en question. Avant d'approcher, il jette son dernier sortilège d'invisibilité. Le cimetière est assez petit et lugubre, même en plein après-midi. Les allées, pleines de feuilles mortes, n'ont pas été balayées depuis l'automne dernier. Les tombes en pierre, couvertes de mousse, ne sont pas mieux entretenues. Des statues aux traits érodés recouvrent de leur ombre les marbres silencieux.
Un peu à l'écart se tient un petit bâtiment, noir et sobre, sans ostentation. Le magicien, ne voyant pas d'autres constructions similaires, en déduit qu'il doit s'agir du Temple du Dieu Macabre. Il s'approche silencieusement de l'entrée, dont la porte est grande ouverte.
L'intérieur, très sombre, contraste spectaculairement avec la lumière du jour à l'extérieur. Les yeux d'Erasmus s'habituent doucement. Dans la pénombre, au fond d'une pièce unique de 6 mètres sur 15 environ, se dresse la statue du dieu Mortis : un grand homme, au visage grave et austère, tenant d'une main une faux et de l'autre un sablier. Aucun objet cultuel n'est posé sur l'autel. Il n'y a ni meuble, ni décoration. Une vague odeur de moisissure flotte dans l'air.
Le silence n'est brisé que par le pas traînant d'une créature mystérieuse. Haute de près de deux mètres cinquante, revêtue d'une robe de bure à capuchon, de telle sorte qu'on ne distingue rien de ses traits, la chose est voûtée sur un balai, qu'elle frotte sans conviction sur le sol dallé. Intrigué, Erasmus effectue quelques signes cabalistiques dans l'air, créant un bruit illusoire dans un coin du temple. La créature s'arrête de balayer, se tient dans une immobilité absolue pendant un moment, tourne lentement la tête en direction du son fantôme, s'immobilise de nouveau. Puis, semblant prendre une décision, elle se traîne sans hâte vers une petite porte au fond à gauche de la chapelle, son balai raclant le sol derrière elle.
Suite aux trois coups frappés par la chose, la porte s'ouvre brusquement sur un nouveau personnage, un humain cette fois, mais défiguré au point d'être hideux. Erasmus fait quelques pas dans le temple pour s'approcher de l'étrange couple.
"- Eh bien, Hubert, que se passe-t-il ? demande l'homme avec agacement."
La chose géante en robe de bure se tient impassible, et muette. Impatiemment, l'autre fait quelques pas dans le temple, regarde autour de lui, hausse les épaules et retourne dans sa chambre, mais sans fermer la porte.
"- Tu as fini de balayer, c'est ça, Hubert ? demande-t-il à la créature."
Comme répondant à un signal, celle-ci retourne à l'endroit où elle s'était interrompue, et recommence son lent ménage. Pendant ce temps, Erasmus s'est glissé dans la pièce qu'occupe l'homme au visage déformé. Rien de remarquable : une paillasse, un coffre de bois, une table de très simple facture. Tout signale une vie spartiate. Le gnome retourne dans le temple, toujours avec la plus grande discrétion.
Frustré de ne trouver aucune trace susceptible de confirmer la piste d'Umar, Erasmus s'apprête à partir, jusqu'à ce que son regard soit attiré par le socle de la statue. De vieilles inscriptions ornent chacune des faces du piédestal. Le gnome revient sur ses pas et commence à lire. Pour les trois premiers côtés, il s'agit de versets religieux sur la mort et son caractère inéluctable. Mais c'est la phrase gravée sur la partie arrière de la statue qui retient l'attention du gnome :
"La Mort n'est pas une fin, seulement un obstacle à franchir comme tant d'autres, une haie à enjamber pour les plus entreprenants"
- Evancthe
La signature à elle seule est intrigante : quel est le rapport entre le mage mythique, dont les aventuriers ont peut-être découvert le laboratoire au-dessus de la tombe de Varnon, et le dieu Mortis ? Quant au sens de la citation, il est tout simplement absurde, s'agissant de la religion du Dieu Macabre, dont les adeptes voient au contraire la mort comme une finalité en soi.
Excité par sa découverte, le gnome décide de retourner au campement où l'attendent ses compagnons. Si l'énigmatique citation donne la façon d'ouvrir un passage secret, autant être à plusieurs pour s'y engouffrer !