Episode 9 : Les bas-fonds de Razem
L’objectif principal d’Erasmus, Yjir et Cendres reste de retrouver et de délivrer le nain Umar, qui à l’heure qu’il est a certainement été vendu à quelque entreprise véreuse ayant besoin de main d’œuvre bon marché et robuste. Quels sont les éléments dont disposent nos trois héros pour le retrouver ? Tout d’abord, un prospectus retrouvé dans les poches de l’un des esclavagistes, un certain Zérim, vantant les mérites de la Maison des Mille-et-Un Plaisirs à Razem, et portant deux noms mystérieux griffonnés dans la marge : "Sorella" et "Mestiane". Un autre nom, "Pedrus", signé en bas de la lettre qui donne rendez-vous à Nicoï "au lieu habituel" de Razem "à la date convenue" pour une nouvelle livraison de "marchandises". Enfin, grâce au carnet de comptabilité de Nicoï, le nom de l’acquéreur probable d’Umar, "Pedrus" là encore.
Les trois aventuriers décident de profiter d’un jour de repos à Tlemsy. Abrité de la pluie dans la salle bien chauffée d’une auberge simple mais confortable, ils ne sortent guère, sauf le temps qu’il faut à Cendres et à Erasmus pour constater qu’ils ne sont que dans un village de province : aucun armurier n’est en mesure de fournir à l’archère elfe les flèches de qualité qu’elle affectionne, et nul érudit suffisamment versé dans les mystères des Arcanes n’est là pour répondre aux questions du gnome magicien. Yjir, aidé de ses talents de guérisseurs enseignés par Hyoawakaee le sorcier, prodigue des soins rudimentaires entremêlés d’étranges mélopées aux accents tribaux.
C’est un groupe guéri et reposé qui reprend donc la route du Sud, le matin du 16 Merise. Pendant deux jours et demi, les trois aventuriers affrontent le froid sur la route qui, sans doute à cause des tensions politiques entre les deux baronnies, n’est guère fréquentée. A l’Est, les sommets des hautes montagnes Sanguines sont à peine visibles dans un ciel gris et bas. La neige tombe parfois, fondant dans les cheveux ou sur les lourds vêtements de laine des marcheurs, et l’humidité et la boue semblent s’infiltrer partout. Œil-de-Nuit chemine la queue basse, le poil mouillé pendant lamentablement contre ses flancs. Yjir est encore plus taciturne que d’habitude, le regard pensif et baissé. Même les gouailles combinées d’Erasmus et de son corbeau facétieux ne parviennent pas à animer le bivouac du premier soir.
Alors que l’après-midi du 18 Merise touche à sa fin, la ville de Razem apparaît enfin au fond d’une vallée. Sans fortification, elle s’étend largement et de façon désordonnée. Ce qui frappe, c’est avant tout un palais noir et imposant qui, vers le sud de la ville, semble écraser de sa présence les petites maisons colorées qui constituent l’essentiel des habitations. Quelques bâtiments un peu plus grands signalent à l’œil des voyageurs la présence de temples ou de maisons de guilde.
Au crépuscule, le groupe est perdu dans un dédale de rues animées. Les habitants, dans l’ensemble petits, basanés et aux cheveux noirs, vêtus d’atours bigarrés et fantaisistes, semblent parfaitement à l’aise dans le froid nocturne. Eclairés par des lampions qui pendent un peu partout des façades, des groupes bruyants sont engagés dans des conversations où les gestes semblent aussi importants que les mots, sinon plus. Par endroit, des chalands proposent des jeux de hasard, devant des tables branlantes où se pressent les badauds attirés par l’argent facile et les paris douteux. Yjir, au milieu de cet étalage de civilisation et de bruit, se renfrogne de plus belle. Œil-de-Nuit lance alentours des regards apeurés, pressé contre les jambes de son maître.
Se renseignant sur les possibilités d’hébergement, le groupe s’attire rapidement les services plus ou moins bénévoles d’un certain Erlak, qui les conduit à l’Auberge de Port Faucon (non sans empocher au passage une petite commission discrètement versée au comptoir par le tenancier de l’établissement). Après s’être débarrassés de leurs vêtements humides et boueux, le groupe s’attable autour d’un dîner copieux, toujours en compagnie d’Erlak. Celui-ci semble d’humeur bavarde. Il apprend aux aventuriers que le baron Van Dorn de Razem règne sur une ville où l’activité favorite des habitants est le jeu : des tournois d’éloquence aux purs jeux de hasard, en passant par les parties de Pyramides (sorte d’assemblage en trois dimensions où les adversaires empilent et imbriquent chacun à leur tour des pièces colorées aux formes compliquées), tout est sujet à pari et à spéculation. Nouar, le Dieu Joueur, fait l’objet d’un culte fervent, et dispose à Razem de son plus grand temple des Baronnies.
Crispé, Yjir fait comprendre sans ambiguïté à Erlak qu’il désapprouve ce culte de l’argent facile. Et il se raidit plus encore lorsque Erasmus, en quête d’informations au sujet de la Maison des Mille-et-Un Plaisirs, oriente la conversation vers des sujets très sulfureux.
"- Vous ne pouviez pas mieux tomber ! s'exclame Erlak après une généreuse gorgée de bière. Razem est la ville qu'il vous faut. Son Quartier des Plaisirs est connu dans toutes les Baronnies !
- Et auriez-vous des endroits particuliers à nous conseiller ? demande Erasmus d’un ton détaché.
- Eh bien, mais, tout dépend de vos… euh… préférences, réplique Erlak avec une grimace perverse. Femmes, hommes, enfants, nous avons tout ce qu’il vous faut, ajoute-t-il sans prêter attention à Cendres qui vient de tousser dans son verre."
Un sourire malicieux s’affiche sur le visage du gnome.
"- Ma foi, mes compagnons et moi sommes un peu… touche-à-tout. N'y aurait-il pas un endroit où l'on pourrait goûter à… mille et une formes de… euh… plaisir charnel ?
- Ça alors ! s’exclame Erlak. Quelle coïncidence ! Nous avons justement un établissement qui s'appelle la Maison des Mille-et-Un Plaisirs, très réputé, et à juste titre si vous voulez mon avis. Vous trouverez forcément quelque chose à votre goût là-bas ! Sauf peut-être vous là, le tatoué…
- Non. Moi vouloir aussi aller là-bas, réplique Yjir de sa voix grave. Pour combattre Mal, homme devoir connaître Mal."
Laissant Erlak persuadé d'avoir affaires à des pigeons un peu simplets, le groupe remonte dans ses chambres sous prétexte de se changer, mais essentiellement pour y définir une stratégie. Erasmus commence par faire remarquer à tous que le nom du Baron de Razem coïncide étrangement bien avec les initiales "V.D." trouvées en signature de la lettre adressée à Morgrissa (la prêtresse vêtue de rouge qui avait dirigé la tentative de déstabilisation politique de la Baronnie de Llambeth en créant des tensions entre le Baron et les orcs). Premièrement, Morgrissa n'étant pas morte (puisqu'elle s'était enfuie à la fin du combat dans la passe au sud de la baronnie de Llambeth), elle serait sans doute capable de reconnaître aussi bien Yjir qu'Erasmus ; ne serait-elle pas à Razem, si le Baron Van Dorn était bel et bien son employeur ?
Deuxièmement, les événements récents prennent soudain une signification plus grave : et si le Baron de Razem était décidé à déstabiliser l'ensemble des Baronnies, espérant y gagner l'indépendance pour son propre fief ? Et si, pure spéculation, Van Dorn était aussi derrière l'une des factions cherchant à s'approprier le Rubis d'Argûnn ? Son objectif serait-il carrément de prendre la place du Prince Rubis, après avoir plongé les Baronnies dans un chaos tel qu'il pourrait se présenter en sauveur, doté des pouvoirs de la Pierre Ancienne ? Est-il le personnage tirant dans l'ombre les ficelles du combat entre la Grise Guilde, l'Ordre de l'Epée de Lumière et le culte d'Ehrûn ?
Cependant, la libération d'Umar, si elle paraît bien peu de chose en regard de ces enjeux géopolitiques, n'en est pas moins urgente : les aventuriers se doivent de payer la dette d'honneur qu'ils ont auprès d'Annella la Princesse naine. Et cela passe par une visite à la Maison des Mille-et-Un Plaisirs. Comment s'y prendre ?
"- Nous tout simplement demander Sorella et Mestiane. Une fois nous être coin tranquille avec elles, nous interroger, propose Yjir.
- Euh… certes, hésite Cendres. Mais comment vais-je pouvoir…
- Erasmus et moi demander Sorella pour nous deux. Toi demander Mestiane pour toi."
Les yeux d'Erasmus s'éclairent à l'idée de ce subterfuge scabreux, et Korg part dans un caquètement étrange qui pourrait passer pour un rire. Le visage balafré de l'elfe rougit légèrement et prend une moue embarrassée. "S'il le faut", dit pourtant Cendres, "je veux bien faire le nécessaire. Allons-y vite, et finissons-en."
Toujours conduit par Erlak, le groupe quitte donc l'Auberge de Port Faucon en direction du Quartier des Plaisirs. La pluie tombe toujours abondamment, et des ruisseaux nauséabonds se forment dans les ruelles. Erasmus a choisi de s'acheter une large ombrelle avant de quitter l'hôtel, et Cendres s'abrite sous son capuchon. Erlak patauge en tête, l'idée des commissions qu'il va toucher en emmenant le groupe dans divers établissements le consolant largement des désagréments de la pluie.
"- Je vous propose un petit tour dans le Quartier des Joueurs, annonce-t-il par-dessus son épaule. Vous ne pouvez pas manquer ça. De toute façon, c'est sur le chemin, et il est encore un peu tôt pour le Quartier des Plaisirs"
Se laissant guider, le groupe arrive bientôt devant la Maison du Jeu de Tête. A l'intérieur, dans une vaste salle plutôt silencieuse, des dizaines de joueurs se concentrent sur des casse-tête individuels, se livrent à des parties de Pyramides ou d'Echecs, ou parient à voix basse sur le résultat de tel ou tel match. Curieux, mais pressé, le groupe se contente de déambuler de table en table en regardant les joueurs, la plupart du temps sans rien comprendre aux règles des parties en cours. Un employé se propose de leur expliquer les Pyramides, et Erasmus lui promet qu'ils reviendront plus tard.
Avant de partir, cependant, chaque aventurier laisse dans une urne un papier proposant un thème pour le tournoi d'éloquence qui se tiendra prochainement ("l'esclavage" pour Erasmus, "connaître le vice pour mieux le combattre" pour Yjir, et "nécessité de réglementer l'usage de la Magie" pour Cendres). Un tirage au sort aura lieu le lendemain, avec un petit gain pour la personne dont le thème aura été sélectionné.
Impatients, les aventuriers pressent Erlak de les conduire vers la Maison des Mille-et-Un Plaisirs. Ils arrivent donc peu après dans le Quartier des Plaisirs, où la débauche s'étale avec complaisance dans les rues. Sous des enseignes très suggestives et des lampions criards, s'abritant de la pluie sous les balcons ou les colombages, des foules de prostituées peinturlurées aguichent les passants. Des rabatteurs, indiquant avec frénésie des portes masquées par des rideaux, invitent qui veut l'entendre à entrer et assouvir tous ses fantasmes, même les plus fous.
Des individus plus discrets circulent parmi les groupes, proposant champignons hallucinogènes et potions extatiques. Les odeurs refoulées par les égouts saturés se mêlent aux parfums capiteux et orientaux des maisons closes, à la sueur des passants et aux relents d'alcool. Yjir, le visage fermé et résolu, avance sans se laisser distraire ; Cendres a les lèvres pincées et se sent très repérable dans sa tenue de la Garde Pourpre ; Erasmus, sous son ombrelle ruisselante, promène un regard curieux sur ce décor surréaliste.
"- Nous y voilà, annonce soudain Erlak. C'est le bâtiment à trois étages, là. Bon, c'est pas que j'm'ennuie avec vous, mais votre vie privée ne regarde que vous, et puis, pour être franc, c'est un peu cher pour moi là-dedans. Je vous laisse. De toute façon je reviens régulièrement à l'Auberge, donc on se voit là-bas."
Les trois amis lèvent alors les yeux sur une sorte de pagode aux façades peintes en jaune. L'eau de pluie ruisselle sur ses toits multiples aux coins recourbés. Sur des balcons plus ou mois abrités et éclairés par des lanternes rouges, des couples à moitié nus s'enlacent, des femmes en robes évanescentes et suggestives jettent des regards langoureux sur les passants en contrebas. Un vague parfum d'encens et de la musique lascive s'échappent de l'entrée, masquée par un rideau de soie dorée. Tandis qu'Erasmus glousse d'impatience, Yjir et Cendres contemplent la bâtisse comme un bœuf contemplerait un abattoir. Ils échangent un bref regard, comme pour confirmer leur résolution d'aller jusqu'au bout, et s'avancent vers cet antre de la luxure.
Sans être orgiaque, la scène qui s'offre à leurs yeux à l'intérieur n'en est pas moins empreinte de libertinage. La salle est plongée dans une fumée parfumée et suffocante. Vautrés sur des canapés ou des coussins, des couples échangent des baisers coquins et des caresses. Des serveuses en sous-vêtements proposent des boissons aux couleurs étranges. Au milieu de la pièce, derrière un bar circulaire, une matrone outrageusement maquillée règne sur son monde décadent, telle une araignée ventrue au milieu de sa toile. Indécis, des flaques d'eau se formant à leurs pieds, les trois aventuriers se tiennent sur le pas de la porte.
Une jeune personne s'avance en souriant, sentant le besoin de vaincre ce rempart de timidité.
"- Bienvenue dans la Maison des Mille-et-Un Plaisirs, messeigneurs. Entrez, et dites-moi comment nous pouvons vous satisfaire. Ici, tous les fantasmes deviennent réalité. Quels qu'ils soient, ajoute-t-elle d'un air de conspirateur.
- Euh… Qui être dame derrière table ? demande Yjir.
- Vous faîtes sans doute allusion à Maîtresse Aïcha, répond la jeune fille en haussant un sourcil. Elle n'est pas… euh… disponible, c'est elle qui dirige la maison.
- Allons, allons, rentrons dans le vif du sujet, interrompt Erasmus en se frottant les mains. Mon ami et moi avons entendu parler d'une certaine Sorella… Un petit exercice à trois ne l'effraie pas, j'espère ?"
Yjir jette un coup d'œil horrifié au gnome, mais reprend bien vite sa contenance.
"- Je ne pense pas que cela lui déplaira, dit la jeune fille en masquant un sourire étrange. Je vais voir si elle est libre. Et vous, gente Dame ? Un beau corps musclé ?
- Euh… Je… En fait, à vrai dire…, balbutie Cendres… Je préférerais… euh… une certaine Mestiane. Si elle est là, bien sûr.
- Ah, je vois. Pas de problème, je reviens tout de suite"
Peu de temps après, une femme à l'air timide, blonde aux yeux clairs, descend les escaliers et se rapproche de Cendres.
"- Bonjour, je suis Mestiane. Vous m'avez demandée ? Venez, allons nous installer à l'étage, nous serons plus… confortables."
L'elfe suit la prostituée dans les escaliers. Derrière les portes closes, des cris, des soupirs et des rires se font entendre. Mestiane entre enfin dans une petite chambre coquettement mais sobrement meublée, ferme la porte derrière Cendres, et commence à se déshabiller. Avant d'en voir trop, l'aventurière l'arrête d'un geste, et explique qu'elle est seulement intéressée par des renseignements. Mais l'interrogatoire tourne court ; la jeune femme n'a jamais entendu parlé de "Pedrus" et ne veut pas perdre son temps avec un faux client. L'elfe abandonne vite et retourne dans la salle principale.
Pendant ce temps, Yjir et Erasmus vivent des aventures autrement plus extrêmes. Sorella se révèle être une rousse vêtue de cuir noir, format lutteuse de foire. Armée d'un fouet à pointes, elle conduit les deux hommes dans une salle aux murs capitonnés, aboyant sèchement ses ordres. Lorsqu'il s'avère que ses services spéciaux sont en fait dispensables pour le moment, la dominatrice devient encore plus désagréable et inquiétante. Certes, elle se souvient d'un "Zérim", une espèce de lopette douillette (d'après elle), mais refuse d'en dire plus. Avant que la discussion ne se transforme en bataille rangée, les deux compagnons prennent congé en reviennent à leur tour dans la salle d'entrée.
Bredouilles, donc, mais pas encore à court de ressources. Pendant qu'Erasmus veut lui aussi interroger Mestiane (après tout, Cendres a oublié de mentionner le nom de Zérim), Yjir se dirige courageusement vers la grosse Aïcha derrière son comptoir.
"Aô, dit-il en guise de salut.
- Bonsoir, réplique la maquerelle en plissant ses lèvres sur-maquillées en un sourire vulgaire. Qu'est-ce que tu veux mon joli ?
- Moi vouloir femme, affirme Yjir.
- Ah, eh bien, il n'y a que l'embarras du choix, ici !
- Non, moi chercher femme euh… permanente, reprend Yjir à voix basse. Quoi moi devoir faire si moi vouloir… acheter femme ?
- Ah mais ce n'est pas possible, mon coco. L'esclavage est interdit, tu devrais le savoir. On ne fait pas cela dans cette maison !
- Oui, oui, moi comprendre. Mais si moi VRAIMENT vouloir acheter femme, comment moi devoir faire ? insiste Yjir en glissant quelques pièces d'or sur la table. Moi riche, moi beaucoup argent. Moi prêt à payer très cher pour esclave…"
La maquerelle s'éclaircit la gorge, regarde autour d'elle d'un air gêné, puis se penche vers l'homme tatoué.
"- A vrai dire, je connais bien un type qui traite dans ce genre de combines, murmure-t-elle. Il s'appelle Elb, et on peut le voir à l'Auberge du Baron dans le quartier des Joueurs. Mais ça risque de ne pas être gratuit, mon petit père…
- Moi prêt à payer BEAUCOUP, surenchérit Yjir, en espérant qu'Aïcha ira prévenir le type en question.
- Oui, oui, d'accord, j'ai compris. Bon, inutile de nous attarder sur le sujet, bonhomme. Oublie notre conversation, ou alors tu n'en retiens que le fait que moi j'n'ai rien à voir dans ce genre de trucs, compris ?
- Aô, conclut Yjir avant de revenir s'asseoir auprès de Cendres."
Erasmus, lui, est allé louer les services de Mestiane, et en guise d'interrogatoire, a commencé par effectivement en profiter. Ce n'est qu'une fois satisfait d'en avoir eu pour ses pièces d'argent qu'il mentionne à la jeune femme le nom de "Zérim". Bingo ! elle s'en souvient. Il venait parfois avec un ami, un certain "Nârm". Et il y avait un autre type, grand et pâle, allure inquiétante, aux longs cheveux très noirs, qui les accompagnait parfois. Zérim était un habitué de Mestiane, jusqu'à ce que, sans doute sous l'influence du type bizarre, il ne commence à fréquenter Sorella. Ses visites se sont alors espacées, et d'ailleurs il a complètement disparu de la circulation depuis quelque temps. Elle suppose que, si Erasmus veut le trouver, il peut demander de ses nouvelles à son copain Nârm, qui est un pilier de l'Auberge du Sharque.
Les trois amis sortent enfin de la Maison des Mille-et-Un Plaisirs, contents de respirer de l'air frais. Si la rue semble plus active que jamais, il s'est au moins arrêté de pleuvoir. Après une brève concertation, décision est prise d'aller directement à l'Auberge du Sharque, qui n'est qu'à quelques minutes à pied.
L'auberge est un véritable coupe-gorge. L'arrivée des trois aventuriers plonge instantanément la salle dans un profond silence. La lumière est faible, le plafond bas, le sol couvert de sciure de bois imprégnée de tâches suspectes. De derrière leurs chopes de bière, des mines patibulaires inspectent les nouveaux arrivants des pieds à la tête. Instinctivement, la main de Cendres se pose sur la garde de sa rapière, et Yjir serre un peu plus fort son bâton. Même Korg reste silencieux, dardant son regard sinistre à droite et à gauche en secs mouvements de tête.
Ayant repéré une table au fond, Erasmus s'engage courageusement dans la salle. La tension est brisée comme par magie et les conversations reprennent doucement. Dès que les trois amis sont assis, l'aubergiste fait son apparition, et d'un grognement indique qu'il est prêt à prendre les commandes.
"- Trois ales, demande le gnome, faisant taire Yjir d'un froncement de sourcil quand celui-ci s'apprête à protester qu'il ne boit pas "d'Eau de Feu". Et quelques petits renseignements…"
Nouveau grognement et départ du tavernier. Il revient un peu plus tard avec un plateau chargé de trois chopes et d'un pichet fêlé.
"- Qu'est-ce que tu veux savoir, le gnome ?
- Nous cherchons Nârm, annonce carrément Erasmus. On nous a dit qu'il était un habitué de cette taverne."
L'aubergiste secoue négativement la tête.
"- Ouais, j'vois bien qui c'est. Mais la milice l'a chopé avant toi. Pas d'bol.
- Ah bon ? Et qu'a-t-il fait ? intervient Cendres. Où est-il en ce moment ?"
Le regard de l'aubergiste s'attarde un instant sur les cicatrices de l'elfe. Il hausse les épaules.
"- Bah, moi j'me mêle pas plus que ça des affaires de mes clients, Ma'am. Vous devriez demander au gros gars avec le grand manteau, au bar.
- Pourriez-vous lui dire que nous l'invitons à notre table, avec un verre de son choix ?"
Un moment plus tard, le gaillard en question est attablé avec les aventuriers, son cordial à la main.
"- Nârm, ouais, on était potes. Potes, notez bien, hein, pas complices. Pas pareil. Moi j'trempais pas dans ses histoires d'esclavagisme. J'lui disais qu'ça l'conduirait droit à la potence, mais bon, y gagnait bien sa vie là-d'dans alors l'a continué, voyez ?
- Où nous pouvoir trouver lui ? demande Yjir.
- Bah, au pénitencier j'imagine. Y s'est fait coincé par la milice il y a trois semaines. J'lui disais qu'ça s'terminerait comme ça un jour ou l'autre. J'lui disais. Mais l'a continué, voyez ?
- Nous voyons. Les visites sont autorisées au pénitencier ?
- C'que j'en sais, moi ? Pouvez essayer. Z'avez rien à perdre à d'mander.
- Y'a-t-il une raison particulière pour qu'il se soit fait prendre ?
- Chais pas trop. J'étais pas son complice, voyez ? J'trempe pas dans ces trucs-là, moi."
La conversation se poursuit mais n'apporte pas d'autres renseignements. De retour dans la rue, les trois amis décident de rentrer à l'Auberge de Port Faucon. De toute façon, ils n'ont que deux pistes possibles : aller parler à Nârm en espérant que celui-ci, complice esclavagiste de Zérim , sache localiser Umar ou, à défaut, Pedrus ; ou bien aller voir Elb le marchand d'esclaves en espérant apprendre quel client aurait pu être intéressé par un nain. Alors que le groupe discute des mérites respectifs de ces deux pistes, Korg revient dans un grand battement d'ailes se poser sur l'épaule d'Erasmus.
"- Eh, les gars, on est suivis, annonce-t-il de sa voix grinçante."
Essayant de faire comme si de rien n'était, les trois aventuriers poursuivent leur chemin. Peu de temps avant d'arriver à l'auberge, cependant, Erasmus s'écarte discrètement du groupe. Caché dans une ruelle, mais restant en vue de l'établissement, le gnome murmure une étrange incantation, et disparaît. Yjir et Cendres entrent dans l'auberge ; à cette heure tardive, il n'y a plus personne. Ils s'installent à une table près de la cheminée, gardant en vue la porte d'entrée et les fenêtres donnant sur la rue.
Erasmus repère rapidement une silhouette furtive qui s'approche de l'auberge, jette un bref coup d'œil par la fenêtre, et repart sur le champ, rasant les murs. Le gnome décide instantanément de le suivre, sous couvert de son invisibilité. Après avoir pataugé le long des rues, l'espion arrive à un solide bâtiment d'allure martiale, où un milicien monte la garde à l'entrée. Erasmus s'approche le plus près possible : il entend la silhouette murmurer avoir des informations pour "Péré". Le garde le laisse rentrer sans autre question : "tu peux passer, l'Anguille. Il est là, dans son bureau."
Sans attendre, Erasmus revient en courant à l'Auberge de Port Faucon où Yjir et Cendres commençaient à s'inquiéter.
"- Nous devoir changer endroit pour dormir, conclut Yjir après que le magicien leur a raconté l'épisode.
- C'est sûr. Nous sommes grillés ici. Mais que faisons-nous par rapport au fouineur ? Et qui est ce Péré à qui il vient rendre compte de nos faits et gestes ? Il faut nous renseigner au plus vite !
- Tu as raison Erasmus, renchérit l'elfe. Il faut battre le fer tant qu'il est chaud : la seule façon de garder une longueur d'avance, c'est de connaître celui qui nous cherche. Allons-y, peut-être avons-nous encore une chance de coincer l'Anguille lorsqu'il sortira."
Rassemblant leurs affaires, le groupe quitte l'auberge discrètement (le patron est déjà couché), après un tour à l'écurie où Yjir récupère Œil-de-Nuit. Le loup fait une véritable fête aux trois amis, tout heureux de pouvoir enfin sortir ; la compagnie des chevaux ne lui plaisait pas plus que ça, et le sentiment était probablement réciproque.
Le groupe se cache aux abords de la caserne, profitant de l'extrême parcimonie de l'éclairage public dans ce quartier, la porte d'entrée bien en vue. A peine un quart d'heure plus tard, la silhouette de l'Anguille se glisse à l'extérieur. Après avoir murmuré quelque chose au milicien qui monte la garde, l'espion repart vers le Quartier des Plaisirs, sans avoir l'air de remarquer les 3 aventuriers (plus un corbeau et un loup) qui le suivent à distance.
Les rues surpeuplées du quartier chaud ne sont pas loin ; sans attendre, Erasmus murmure une brève formule magique. En quelques secondes, les mouvements de la silhouette se ralentissent, puis se figent étrangement. Yjir se précipite, passe un bras sous l'épaule du corps devenu flasque, et le traîne dans une ruelle où l'obscurité est totale. Le gnome se penche sur sa victime, et marmonne quelques mots étranges tout en saupoudrant de la poudre sablonneuse au-dessus du visage figé.
"- Il devrait dormir pendant un bout de temps, déclare-t-il, satisfait. Nous devrions nous installer au chaud pour le cuisiner, je déteste travailler dans la boue."
Le premier établissement sur leur chemin est l'Auberge de la Route de Halos, crasseuse et à l'écart de toute artère principale. Prétendant ramener un ami au bord du coma éthylique, les aventuriers payent leurs chambres à un employé dormant à moitié derrière son comptoir. Ce n'est qu'une fois enfermé dans une pièce très sobrement meublée d'un lit et d'un tabouret que le groupe commence l'interrogatoire.
Sortant de son sommeil magique, l'Anguille a l'air terrorisé, incapable de se souvenir de sa capture. Il ne se fait pas prier pour se mettre à table : il était payé par Péré, le chef de la milice de Razem, pour le prévenir si quiconque cherchait des renseignements sur Nârm. Pour autant qu'il comprenne, le Nârm en question aurait eu la mauvaise idée de vouloir doubler son employeur sur une affaire de trafic d'esclaves, mais de ne pas le faire assez discrètement. Puisque Pedrus, patron du réseau esclavagiste de Razem, et Péré, chef de la milice, ne font manifestement qu'un, Nârm s'est rapidement retrouvé arrêté et placé sous les verrous, sans procès d'aucune sorte. Façon pratique de se débarrasser de complices devenus trop audacieux.
"- Nous devoir peut-être réduire lui au silence, annonce Yjir d'une voix grave, passant un pouce en travers de sa gorge. Sinon, lui courir prévenir Pedrus.
- Allons, allons, inutile de prendre des mesures aussi radicales, propose Erasmus. S'il parle, nous le saurons immédiatement, et nous le retrouverons. D'autant plus facilement, d'ailleurs, que je place sur lui une marque magique indélébile."
Posant sa main sur le front de l'Anguille terrorisé, Erasmus déclame une formule grandiloquente.
"- Nous être grands sorciers, renchérit Yjir d'une voix menaçante."
Il s'approche de l'homme ligoté, et paraît se recroqueviller. Ses bras se collent le long du corps, ses vêtements semblent prendre une étrange texture écailleuse. Yjir tombe sur le sol où l'horrible métamorphose se poursuit : en quelques instants, sa haute stature s'est rabougrie, sa tête s'est allongée, ses membres ont disparus. A la place de l'homme, une longue vipère rampe maintenant par terre, aux écailles brunes et jaunes. L'Anguille pousse un cri qui se transforme en hurlement lorsque le serpent se glisse dans sa manche et lui passe lentement sur le torse, avant de ressortir par le col. L'espion finit par tout simplement perdre connaissance.
Sous le regard stupéfait de ses compagnons, Yjir retrouve en un clin d'œil son apparence habituelle.
"- Lui pas parler, annonce le druide avec finalité.
- Mais mais mais comment est-ce que… balbutie Erasmus. Tu t'es transformé en…
- Ca être magie ancestrale des sorciers de ma tribu. Nous être habités par esprit des animaux, pouvoir nous changer en eux."
Cendres a l'air très méfiante.
"- Ca ressemble un peu trop à la lycanthropie à mon goût, dit-elle.
- Ca différent, la rassure le druide. Ca être complètement contrôlable. Toi rien à craindre."
Voilà qui est clair. N'ayant pas de temps à perdre, les aventuriers passent sans transition au sujet le plus pressant : que faire ? Décision est vite prise de laisser l'Anguille, encore ligoté, sous le lit de la chambre et de vider les lieux. Sous le couvert de la nuit profonde, le groupe sort une nouvelle fois dans les rues, et choisit une auberge encore plus miteuse, si possible : l'Auberge du Clou, occupant le coin de deux ruelles tortueuses, et dont l'étroitesse de la façade explique sans doute le nom.
Un plan alambiqué est échafaudé pour le lendemain, pour tendre un piège à Péré, alias Pedrus, le chef de la milice…