Le Chemin des Rois (part 3)
Extrait des Mémoires de Yjir Le Shaman - Traduit du Sylvain par Jilraën de la Nouvelle Université de Landis
14 Rême 987
L'idée de ces adversaires qui voyaient dans l'obscurité comme en plein jour me glaçait les sangs. Bien qu'entraîné à combattre "en aveugle", comme tout guerrier de ma tribu, je ne pouvais naturellement mettre à profit cette capacité qu'au corps à corps. Je sais me repérer grâce au bruit que fait l'ennemi, à sa respiration (et à cette brusque inspiration qui précède chaque coup), au son de ses pas, à la sensation des déplacements d'air que provoquent ses mouvements ; mais tout ceci suppose une forte proximité. Ce jour-là, nous voulions nous attaquer, alors qu'inférieurs en nombre, à des créatures qui nous verraient venir de très loin, et qui, puisque disposant d'arcs et de magie, auraient la possibilité de nous neutraliser avant même que nous les ayons aperçus…
Pour palier ce problème, nous comptions sur les sortilèges éclairants qu'Erasmus devrait lancer sur une pièce d'équipement de chacun de nous, une fois que la discrétion n'aurait plus lieu d'être. Par ailleurs, Sküm, comme tous ceux qui ont dans leurs veines du sang orc, pouvait voir dans le noir à une distance raisonnable. Umar, lui aussi, avait ce don. Œil-de-Nuit, comme Cendres et Erasmus, auraient pu voir mieux que moi, si seulement un petit rai de lumière avait filtré quelque part dans la grotte. Mais non, nous étions dans l'obscurité la plus totale, une absence de lumière rendue encore plus angoissante par ce bruit continuel de pluie et ces gouttelettes qui nous ruisselaient sur le visage. Je sentais, sous ma main, la nervosité d'Œil-de-Nuit ; il se retenait pour ne pas gémir doucement.
Le plan fut rapidement mis sur pied, bien qu'il s'agît pour moi d'une pure vue de l'esprit : je n'avais pas la moindre idée de ce à quoi ressemblaient le "campement", la "rivière" ou la "sentinelle", ni où ils se trouvaient. C'était comme avoir a résoudre un problème très abstrait. J'essayais de me concentrer et de faire des suggestions, mais j'étais surtout accaparé par les ténèbres, la pluie invisible et froide, la sensation d'être entouré par un vide immense, comme si mes compagnons et moi-même avions été perdus dans un néant absolu.
Sküm, rendu invisible par Erasmus, devait se rendre au milieu du campement, et s'introduire discrètement dans la tente principale. Le reste du groupe créerait une diversion au niveau du gué où se trouvait la sentinelle, ce qui permettrait au demi-orc non seulement de libérer les prisonniers, mais aussi, une fois ces derniers armés, de prendre nos adversaires à revers.
Je sentis Sküm partir. J'entendis Umar commencer à compter à voix basse dans une langue que je ne comprenais pas. J'avais hâte d'en finir. L'attente au milieu du rien me semblait pire que la mort.
Enfin Umar nous prévint que nous devions y aller. "Rampez derrière-moi. Chacun pose de temps en temps la main sur la cheville de celui qui le précède, comme ça personne ne se perdra dans le noir. Lorsque je dirai 'stop', nous nous arrêterons, et Erasmus lancera ses sortilèges de lumière. Dès que vous êtes illuminés, foncez sur l'elfe noir qui garde le gué : l'effet de surprise est important !". Nous nous exécutâmes.
Notre reptation sur le sol pierreux et trempé fut des plus pénibles, d'autant que notre seul repère dans ce noir total était le contact avec la personne qui nous précédait. Umar nous guidait à bonne allure, essayant sans doute de suivre un trajet, entre les stalagmites et les concrétions pierreuses, qui nous maintenait à l'abri du regard des elfes noirs. Cependant, je ne savais même pas à quelle distance nous nous trouvions du camp ou de la rivière. J'essayais de ne pas penser à mon extrême vulnérabilité, et à la défaite totale qui nous attendait si, par hasard, un elfe noir apercevait au loin Œil-de-Nuit (qui lui, bien sûr, ne rampait pas) et appelait ses amis pour lancer une nuée de flèches dans notre direction.
Grâce sans doute à l'ingéniosité d'Umar, nous échappâmes à la vigilance des elfes noirs et même du garde qui surveillait le gué. "Stop, murmura Umar. Erasmus, lance tes sorts. N'oubliez pas : dès que vous voyez de la lumière, courez au corps à corps." Je sentis le gnome me dépasser en rampant dans l'obscurité. Un instant plus tard, je fus ébloui par ce qui me sembla être une très forte lumière, et vis Cendres, nimbée d'une aura qui semblait provenir de sa ceinture, s'élancer, rapière au poing, en direction d'une rivière souterraine qui coulait à une trentaine de mètres de nous. Le magicien pointa ensuite sa baguette sur ma propre ceinture et, une fois celle-ci illuminée, je me redressai à mon tour et courus derrière l'elfe, aussitôt dépassé par Œil-de-Nuit, qui grondait de toute sa rage accumulée par des heures de ténèbres.
Je ne compris quelle était notre cible que lorsque Cendres, criant le nom de sa déesse, ne s'abattît sur elle. L'elfe noir avait eu le temps de dégainer son arme, mais ne put efficacement parer la charge de la guerrière. Cendres esquiva facilement sa faible riposte. Lorsque le loup géant, à son tour, se jeta sur lui, le garde n'avait plus aucune chance : il s'effondra, la gorge déchiquetée par les crocs de mon féroce compagnon.
J'arrivai, immédiatement suivi d'Umar et d'Erasmus, tendu comme une corde d'arc, jetant des regards dans le moindre coin d'ombre. C'est alors que je me rendis compte d'un défaut majeur, voire fatal, de notre stratégie. Les lumières magiques que nous portions n'éclairaient pas à plus d'une douzaine de mètres ! Autrement dit, alors que nos adversaires, apparemment dotés d'une vision parfaite dans l'obscurité, auraient tout le loisir de nous cribler de flèches à distance, nous n'avions pas d'autres choix que le corps à corps pour espérer en venir à bout.
- Vite, nous devons aller à leur rencontre, dit Umar en essuyant son visage de la pluie qui tombait sans discontinuer.
Œil-de-Nuit à mes côtés, je me précipitai le long de la rivière souterraine dans la direction présumée du campement, le nain sur mes talons. Erasmus nous suivit, un peu en retrait, à une allure moins soutenue, ainsi que Cendres. Nous ignorions si Sküm, de son côté, avait réussi son opération d'infiltration. Peut-être avait-il déjà libéré les prisonniers ; peut-être était-il déjà mort…
Alors que nous progressions à bon train, toujours à l'aveuglette, une volée de flèches s'abattit sur nous, mais trop imprécise pour nous causer beaucoup de mal. L'une d'elles me laissa cependant une belle estafilade sur le bras gauche, laissant une curieuse sensation de brûlure. Ne cédant pas à la panique, nous accélérâmes. Nouvelle pluie de projectiles, l'un d'eux m'atteignant à la cuisse. J'eus un moment de nausée, passager.
- Flèches être empoisonnées ! criai-je à Umar.
- Cours, cours, c'est notre seule chance !
Soudain, je sentis un courant d'air chaud me dépasser sur le côté droit : une flammèche filait dans la direction où nous courions. Erasmus avait lancé un sortilège à l'aveugle ! Sans faire parfaitement mouche, sa boule de feu explosa à une trentaine de mètres de nous, nous révélant la position des archers elfes noirs. Deux d'entre eux se transformèrent aussitôt en torche vivante, alors que les autres parvinrent à se jeter à l'abri au dernier moment.
Profitant de la soudaine visibilité de nos cibles, Cendres décocha une flèche magnifiquement ajustée, qui, touchant en pleine gorge, acheva sur le coup l'un des deux elfes noirs enflammés. Notre objectif maintenant en vue, Umar et moi-même reprîmes espoir et courûmes de plus belle.
Nos adversaires, rapidement remis du choc de la boule de feu, nous décochèrent de nouvelles flèches, nous blessant de nouveau Umar et moi. Je sentis de nouveau le poison brûler mes chairs autour de l'impact, mais résistai encore à la vague de nausée qui s'ensuivit. Jetant un coup d'œil au nain, je devinai à sa mâchoire crispée que lui aussi souffrait mais ne succombait pas. Cendres, toujours aussi précise et meurtrière, abattit d'une flèche en pleine poitrine le deuxième elfe noir qui brûlait toujours.
Approchant inexorablement, nous pûmes enfin compter nos bourreaux : il restait cinq archers à une vingtaine de mètres de nous. Mais, alors même que nous commencions à les distinguer nettement, ils lâchèrent une nouvelle vague de flèches. J'en reçus une à la cuisse ; Umar s'en prit deux… et s'écroula soudain, dans un râle incohérent. Je devinais que le poison avait eu raison de sa forte constitution.
Œil-de-Nuit, mon fidèle compagnon, m'offrit un répit inespéré en atteignant enfin le groupe d'archers et en désorganisant complètement leur cadence de tir. J'en profitai pour m'agenouiller rapidement près du nain inconscient, et appeler les forces de la nature pour qu'elles le purgent de la toxine qui polluait ses veines. A mon grand soulagement, Umar ouvrit les yeux rapidement ; je crois que, au tréfonds des entrailles de la terre, la puissance tellurique du monde est plus présente. En tout cas, je sentis que le pouvoir de la nature était ici d'une nature plus brutale, plus primitive, plus sombre, et plus massive, et que mes rituels y puisaient une force plus essentielle.
Tant bien que mal, Umar se redressa avec mon aide, et nous entamâmes les derniers mètres qui nous séparaient des archers. Ils en profitèrent malheureusement pour tirer une nouvelle salve, avec un succès terrible : Œil-de-Nuit, Umar et moi-même fûmes de nouveau touchés. Quant aux deux autres flèches, elles filèrent vers Cendres, qui s'était rapprochée dans l'intervalle ; mais les projectiles rebondirent étrangement sur une sorte de barrière invisible, juste devant l'elfe.
Enfin, grandement affaiblis, nous fûmes en mesure de riposter, et de rendre la monnaie de la pièce à nos adversaires. Notre fureur se déchaîna. Alors qu'Œil-de-Nuit déchirait la gorge d'un archer, je produisis une boule de flammes ardentes ; des projectiles de lumière fusèrent des doigts du gnome magicien ; Umar hurlait en abattant sa hache sur tout ce qui bougeait ; les flèches de Cendres sifflaient dans l'air et trouvaient chaque fois leur cible. En un clin d'œil, tout fut fini, les elfes noirs survivants s'enfuyant sans demander leur reste.
- Bin alors les gars ? fit une voix bourrue que nous connaissions bien. Vous auriez pu m'attendre pour les finir…
- Sküm ! m'exclamai-je.
Je n'avais jamais été aussi heureux d'entendre le demi-orc. De son côté aussi la réussite était complète. A peine s'était-il introduit dans la tente centrale que nous avions commencé notre assaut, et la diversion avait été parfaite : seuls restèrent dans le campement la cheftaine et un garde, leur attention toute accaparée par le combat se déroulant à une cinquantaine de mètres de là. Le barbare avait pu détacher les trois prisonniers, et confier à deux d'entre eux une dague de facture orque (celles-là mêmes que nous avions héritées de nos aventures avec la tribu de l'Œil de Fer).
Sküm était sorti le premier et, toujours invisible, avait assené un coup de hache magistral à la cheftaine elfe, la mettant quasiment hors d'état de nuire. Magicienne, celle-ci avait échappé au pire en se fondant soudain dans une stalagmite de bonne taille. Son garde avait rapidement succombé aux coups conjugués des deux ex-prisonniers et du demi-orc. Sküm avait ensuite tiré quelques carreaux d'arbalète vers la mêlée qui faisait rage au loin, sans succès, avant de nous rejoindre, laissant les trois nains veiller sur le rocher où s'était réfugiée la capitaine.
Au final, force était de reconnaître que notre plan avait parfaitement fonctionné.
Exténué, je m'assis à même le sol, et entrepris d'extraire les deux flèches qui me meurtrissaient la jambe et le côté. Le sang se mêlait à la pluie qui dégoulinait sur mon armure de peau. Je serrai les dents, luttant contre la douleur. Près de moi, Œil-de-Nuit se léchait une plaie à la patte avant.
- Heureuse rencontre en des temps funestes, Myrol, mon oncle, dit Umar en langue naine à l'un des ex-prisonniers. Je suis Dragoun Dalaïm. Mais je crains que mon retour ne se fasse trop tard !