Le repaire de Sharquenoir, 3è partie
Quelques minutes plus tard, Erasmus et Cendres se posent près du campement de fortune établi à l’extérieur du passage menant au repaire de Sharquenoir. Ils ont tant bien que mal transporté l’elfe noire avec eux. Elle est consciente, visiblement, mais prostrée, le regard vide, apathique.
- Où est Yjir ? demande le gnome.
- Je n’en sais pas plus que toi. Il a disparu dans le tourbillon élémentaire. J’espère qu’il s’en sera sorti… répond l’elfe.
- Il est plein de ressources ! Il se sera de nouveau transformé en sharque, ou quelque chose de ce genre.
Sans qu’ils ne puissent s’en douter, Yjir est tout près d’eux géographiquement parlant, et fort loin dans l’étrange agencement des plans. Assis en tailleur sur le lieu même du campement dans le monde des esprits, il essaye désespérément de franchir de nouveau la barrière spirituelle le séparant du monde matériel. Il l’a déjà fait par trois fois aujourd’hui, et seulement maintenant, il se rend compte à quel point l’exercice le taxe. A croire que le pouvoir du bandeau n’est pas illimité…
- Bon, en attendant, occupons-nous de cette traîtresse, dit Erasmus en s’approchant de l’elfe noire.
- Laisse la tranquille, tu vois bien qu’elle n’est pas en état de parler, répond Cendres.
- Après ce qu’elle nous a fait, je vais pas me gêner tiens ! Elle a bien mérité ce qu’elle a eu ! Parle, toi ! dit-il à la prisonnière. Comment t’appelles-tu ? Qui t’a embauché ? Où est Umar ?
L’elfe noire ne répond pas à la question du gnome.
- Tu vas parler ? répète le gnome, levant la main, comme pour la frapper.
Cendres attrape la main du gnome.
- Tu arrêtes ça tout de suite ! Fiche-lui la paix pour ce soir, on pourra toujours l’interroger demain, dit-elle d’une voix dure.
- Tu commences à m’énerver, toi aussi ! C’est quoi ces délires de toujours vouloir protéger les salauds qui nous mettent des bâtons dans les roues ? Elle a essayé de nous faire tuer à Floreste, elle est envoyée pour assassiner Umar, et toi tu la défends ? On croit rêver !
- Ca s’appelle avoir une morale. Je ne m’attends pas à ce que tu puisses comprendre ça, tout engoncé que tu es dans tes rêves de puissance personnelle…
- Non mais, tu es qui toi, pour me donner des leçons, apprentie mage à la noix ?
L’elfe et le gnome se regardent, soudain, comme deux ennemis. Brusquement, non loin d’eux se matérialise la silhouette d’Yjir, qui a enfin réussi à franchir la barrière séparant le mon de des esprits du monde matériel. Sa présence soudaine abaisse un peu la tension, mais le druide sent bien qu’il s’est passé quelque chose qui ne sera pas oublié de si tôt…
- Je vais surveiller notre prisonnière pendant son sommeil, pour qu’elle ne s’enfuie pas si jamais elle reprenait ses esprits, dit Cendres d’une voix glaciale, le regard tourné vers Erasmus.
Elle enveloppe l’elfe noire de sa cape, et l’allonge non loin du feu. Ensuite, elle s’assoit à côté. Erasmus fulmine et tente de retrouver son calme en feuilletant ses livres de magie. Yjir, quant à lui, est épuisé, blessé et n’a pas le courage de jouer le rôle de médiateur entre ses deux amis. Il s’assure que personne y compris l’elfe noire n’est gravement blessé, et il se couche lui aussi non loin du feu.
Le lendemain à l’aube, alors que Cendres, debout à quelques mètres du campement, regarde le bleu-noir de l’océan avec le regard vague qui caractérise la rêverie des elfes, Erasmus s’approche discrètement de l’elfe noire. Il agite rapidement les doigts et marmonne quelques syllabes devant celle-ci.
- Je suis ton ami, dit-il à la prisonnière. Tu devrais me parler.
L’elfe noire le regarde enfin, les yeux humides. Puis elle fond brusquement en larmes et vient se blottir contre lui. Erasmus est un peu embarrassé, d’autant que ses sanglots bruyants ont tiré Cendres de sa rêverie et réveillé Yjir.
- Qu’est-ce que tu lui as fait ? crie Cendres, prête à dégainer sa rapière.
- Je lui offre un peu de réconfort. Ca se voit pas ? répond le gnome d’une voix dure, tout en caressant maladroitement les cheveux argentés de l’elfe noire.
- Si tu crois que je n’ai pas compris ton manège, dit Cendres
- Là, là, tout va bien se passer, dit Erasmus à sa nouvelle « protégée », ignorant l’elfe.
Quelques minutes plus tard, Erasmus se tourne vers Yjir qui fait cuire quelques lamelles de viande salée sur le feu.
- Yjir, le pirate que tu devais faire prisonnier, j’imagine qu’il est mort ?
- Lui pas avoir survécu tourbillon d’esprit de l’eau, répond le druide.
- Du coup, on ne sait toujours pas où est Umar ?
- Moi pas avoir trouvé d’information. Nous sans doute devoir explorer repaire, mais moi pas avoir envie de confronter Gardien de nouveau…
- Pour ça, j’ai peut-être une solution, mais ça va pas être évident. En attendant, notre « amie » ici présent est en état de choc et ne peut pas parler. On sait qu’Umar était là il n’y a pas longtemps. Il est peut-être encore près d’ici. Il serait crucial qu’on ait le maximum d’infos le plus vite possible…
- Quoi toi proposer ? demande Yjir alors que le visage de Cendres se ferme de nouveau…
- Je pourrais l’hypnotiser. Cela fonctionne généralement avec les gens en état de choc. Mais j’ai besoin de votre accord, bien sûr, ajoute-t’il en regardant Cendres de travers.
Finalement, en l’absence d’objections de l’elfe, Erasmus sort de sa poche une pièce d’argent et commence à la faire tournoyer autour de sa main, de plus en plus vite. Les yeux de l’elfe noire finissent par se river dessus, et Erasmus incante une brève phrase. Soudain, le corps de l’elfe noire semble se détendre, ses yeux toujours captivés par la pièce.
- Quelle est ton nom ? demande doucement Erasmus.
- Grazzell, répond l’elfe noire.
- Pourquoi poursuivais-tu Umar ?
- Pour l’assassiner avant qu’il ne puisse réclamer son trône.
Un silence pesant s’installe alors que les trois acolytes digèrent l’information. Jetant un regard lourd de sous-entendus à Cendres, Erasmus reprend ses questions.
- Travailles-tu pour toi même ou pour quelqu’un d’autre ?
- Je travaille pour Strakal Dalaïm.
- Sais-tu où est Umar ?
- Dans un bateau.
- Quel bateau ? Où est-il ?
- Il y a trois jours, ils ont chargé les esclaves dans un bateau. Je ne connais pas sa destination.
- Sais-tu à quoi ces esclaves sont destinés ?
- Pas exactement. Je sais qu’il s’agit d’une opération minière, mais c’est tout…
- Comment t’es-tu retrouvé dans ta… difficile situation ?
La voix de Grazzell, chancelle un peu au début de sa réponse :
- Je suis rentré dans le repaire de Sharquenoir en toute discrétion. Je ne pouvais pas facilement atteindre Umar, qui était entouré de nombreux autres esclaves. J’ai voulu prendre la place de la chef des pirates. Je me suis approché d’elle pendant son sommeil, et j’allais la tuer d’un coup décisif lorsqu’elle a ouvert les yeux. Elle m’a regardé, et mon cœur a débordé d’amour pour elle. Je n’ai rien pu faire contre elle. Ensuite elle m’a fait attacher sur le rocher et…
La voix de Grazzell chancelle de nouveau, plus violemment…
- Parlons d’autre chose, reprend rapidement Erasmus, comprenant que ces souvenirs sont trop douloureux pour que l’elfe noire puisse les mentionner sans briser l’hypnose. Etait-ce toi qui a fait croire aux villageois de la Chênaie qu’on était des esclavagistes ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Pour vous retarder. Je me doutais que vous parviendriez à échapper à la garde de Razem.
- C’étais donc bien toi qui a pris l’apparence d’un mousquetaire pour nous « aider » dans le Temple de Mortis ?
- Oui. Je savais que la piste d’Umar ne pourrait être retrouvée que là. Si vous aviez été vaincus, j’aurais échoué dans ma mission.
- Tu as parlé de la garde de Razem. C’est toi qui leur a dit qu’on était dans le temple ?
- Oui. Quand j’ai vu que vous alliez remporter le combat contre les prêtres de Mortis, je me suis rendue invisible. J’ai écouté lorsque Cendres a interrogé les enfants, et j’ai appris où était Umar. Je me suis éclipsé par en haut, et j’ai alerté Pedrus et ses hommes.
Erasmus regarde ses amis. Décidément, Grazzell n’a hésité devant aucun coup bas pour les retarder… « Vous voyez d’autres questions à lui poser ? » demande le gnome. Les deux autres restent silencieux, essayant de digérer ces nouvelles révélations.
- Grazzell, reprend le gnome, je vais compter jusqu’à trois et claquer dans mes doigts. Alors seulement tu sortiras de ta transe.
Effectivement, à l’instant même où Erasmus claque dans ses doigts, l’elfe noire semble reprendre ses esprits, et se remet immédiatement à sangloter. La séance d’hypnose semble toutefois lui avoir fait un peu de bien, et elle finit par trouver le sommeil.
- Bon, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demande Cendres. On sait qu’Umar et les autres esclaves sont sur un bateau. Grazzell n’a pas plus de détails et il ne reste aucun témoin pour nous en dire plus.
- D’abord, moi tenir promesse et amener pièces d’or à Sharquenoir dans monde des esprits. Ensuite nous devoir explorer repaire de Sharquenoir. Erasmus, toi avoir dit trouver solution pour éviter gardien ?
- Pour le renvoyer chez lui, plus précisément. Mais il n’est pas garanti que ça marche… Enfin, on a rien à perdre à essayer…
Yjir prend donc quelques minutes pour passer de nouveau dans le monde des esprits. Sharquenoir l’y attend, impatient. La vue même de l’or et des gemmes fait briller ses yeux et, aussitôt qu’Yjir lui a donné le sac dans lequel il a mis les richesses promises, Sharquenoir disparaît, le sac en main, sans doute pour aller le stocker dans sa fameuse cache secrète… Yjir revient donc promptement dans le monde matériel.
Nos trois amis reprennent ensuite le passage menant au repaire de Sharquenoir et, de la sécurité de la corniche, ils observent quelques instants la vague élémentaire qui agite toujours les flots à l’intérieur de la caverne, comme si la créature montait la garde…
Erasmus se concentre quelques instants, puis il commence à chanter d’une voix puissante. Au milieu du bassin, la forme élémentaire se dresse dans un fracas d’eau et de nouveau l’on sent deux volontés qui s’affrontent. Seulement cette fois, il paraît clair que le gnome a pris le dessus. La forme aquatique éclate soudain, arrosant les murs de la caverne d’eau salée… Puis le calme revient dans le repaire de Sharquenoir. Le Gardien a été renvoyé dans son plan d’origine.
Nos trois amis entreprennent ensuite de fouiller systématiquement le complexe de cavernes. Ils trouvent des traces des esclaves, et quelques petites embarcations sans doute utilisées par les pirates pour se rendre à Halos. Mais leur principale découverte leur permet enfin de comprendre où est Umar : en effet, dans les quartiers que Lareeza semblait s’être réservée, nos amis ouvrent un coffret de métal dans lequel sont stockés, à l’abri de l’eau de mer, un large livre et une carte. Le livre semble lister les esclaves achetés et les « rabatteurs » responsables de leur capture. Le nom de Zeld y apparaît plusieurs fois. Bien que les noms des prisonniers ne soient pas mentionnés, les descriptions permettent d’identifier Umar dans la dernière cargaison, qui semble comporter une centaine d’esclaves.
La carte, quant à elle, semble détailler un itinéraire marin en provenance de l’est de Halos et faisant arrêt à Halos, puis sur la petite île de Pienne dans l’archipel de Laatva, pour piquer ensuite au nord vers Nurn-Quell et terminer enfin à Port Dukal, sur le territoire de Glass. En comparant les indications de la carte et les informations glanées dans le livre, nos amis comprennent que le bateau transportant Umar a quitté Halos le 31 Merise, c’est à dire… il y a trois jours.
- Merde ! s’exclame Erasmus… Si près du but ! En plus, ça va être coton de retrouver Umar sur le territoire de Glass… Quelque chose me dit qu’on va pas vraiment y avoir les coudées franches…
- Tout n’est pas perdu, reprend Cendres, plus calmement. Si l’on trouve rapidement un bateau, on peut peut-être rattraper celui-là avant qu’il n’arrive à Port Dukal.
- Et le prendre d’assaut ??? demande le gnome, interloqué…
- Je reconnais que je ne sais pas comment on va s’y prendre, mais si tu as mieux, vas-y, propose… En attendant, on devrait rentrer à Halos avant la nuit, sans quoi on va perdre un jour de plus… Qui sait naviguer ?
Nos amis se regardent en silence… Aucun d’entre eux n’a la moindre idée de comment piloter un bateau, même de la petite taille des embarcations des pirates. La mer légèrement agitée ne fait qu’ajouter au problème…
- Moi pouvoir aider nous, dit enfin Yjir. Moi appeler des profondeurs sharques pour que eux tirer embarcation avec des cordes.
- T’es sûr qu’ils ne vont pas en profiter pour nous croquer ? demande Erasmus, pas très rassuré.
- Toi rien avoir à craindre. Allez, tout le monde monte dans barque. Cendres, toi attacher Grazzell pour que elle ne pas tomber…
C’est donc ainsi que nos amis émergent par la mer du repaire de Sharquenoir : à bord d’une barque dont la voile n’est pas déployée, tirés par des sharques qui tiennent entre leurs dents des cordes attachées à la proue de l’embarcation. Il leur faut plusieurs heures pour rejoindre le port de Halos, et c’est épuisé que nos amis mettent finalement le pied à quai, sans même se soucier de revendre la barque.